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Dieu, nous te louons ! Seigneur Dieu, nous le remercions !... « 

Blücher, frappé que sa rencontre avec Wellington eût lieu précisément devant la Belle-Alliance, pensa à donner ce nom à la bataille où l’alliance des Anglais et des Prussiens avait amené de si grands résultats. Mais Wellington voulait que la bataille, — sa bataille, — portât le nom du petit village de Waterloo qui avait eu l’honneur, la nuit précédente, de lui servir de quartier général. On décida que malgré la nuit il fallait poursuivre à outrance les débris de l’armée impériale. Les Anglais étaient exténués par dix heures de combat, « fatigués à en mourir, » dit Wellington. Les Prussiens avaient fait cinq lieues en moyenne par les pires chemins, et ils avaient lutté entre Frischermont et Plancenoit avec non moins d’acharnement qu’à Mont-Saint-Jean les soldats de Wellington. Néanmoins Blücher proposa de charger ses troupes de la poursuite. Son offre acceptée sans hésitation ni vergogne, il réunit les chefs de corps et leur ordonna « de poursuivre l’ennemi tant qu’ils auraient un homme et un cheval en état de se tenir debout. » Gneisenau lui-même prit la tête avec les escadrons du comte Rôder. Tout suivit. Vers Rossomme, on rejoignit une partie des brigades prussiennes qui débouchaient de Plancenoit et les colonnes les plus avancées de la cavalerie et de l’infanterie anglaises. Toute l’armée de Wellington s’arrêta. Les soldats saluèrent d’un triple Hip ! hip ! hurrah ! les Prussiens qui les dépassaient et s’établirent au bivouac, en plein charnier. Du plateau de Mont-Saint-Jean aux hauteurs de Rossomme, de Hougoumont à Plancenoit et jusque vers Smohain, le terrain était couvert de cadavres et de chevaux tués. Trente mille morts et blessés. Français, Anglais, Belges, Allemands, Prussiens, gisaient pêle-mêle, ici plus ou moins espacés, là en lignes épaisses comme les rangées d’épis fauchés. La lune éclairait distinctement leurs faces livides ou ensanglantées, leurs uniformes souillés de boue, maculés de taches rouges ; les armes tombées de leurs mains scintillaient. Parfois de grands nuages sombres courant dans le ciel cachaient cette vision dont les moins sensibles des plus vieux soldats détournaient les yeux. Mais elle réapparaissait bientôt sous la lumière glaciale de la lune. Au milieu des râles des mourans, des gémissemens, des blessés, on entendait un cri rauque, comme étranglé par l’horreur et l’épouvante. C’était quelque officier qu’un pilleur de morts achevait pour lui voler sa bourse et sa croix d’honneur[1].

  1. L’enlèvement des blessés, qui furent transportés à Bruxelles, à Nivelles et à Namur, commença le 10 ; mais le nombre en était si grand que beaucoup d’entre eux restèrent. sur le champ de bataille jusque dans la soirée du 21.
    Les voleurs de morts assommaient les blessés indistinctement, sans s’arrêter à regarder si c’étaient leurs compatriotes, leurs alliés ou leurs ennemis. Plusieurs de ces misérables furent fusillés par les Anglais.