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faiblesses mêmes de l’Irlande pour en faire des armes irrésistibles. L’émigration, après la famine, avait diminué de plusieurs millions la population d’Erin et soutiré au parti de l’indépendance le meilleur de ses forces : il prit pour point d’appui l’Irlande d’outremer ; il la fit contribuer aux fonds de la croisade nationaliste ; il enrôla au service de la cause l’influence morale qu’elle avait conquise dans de nouvelles patries, — Australie ou États-Unis ; — il en fit la réserve inépuisable de l’armée de première ligne. La question agraire absorbait l’attention et le zèle du paysan : il la prit à son compte ; il associa indissolublement l’agitation nationaliste et la guerre terrienne ; il fit de l’intérêt matériel des ruraux le levier de la conquête du home rule. La brigade irlandaise aux Communes n’avait jamais su ni préserver son indépendance avec fruit, ni contracter des alliances avec dignité : il se proposa, en la rendant parfaitement autonome, de la faire si dangereuse aux deux grands partis historiques qu’ils fussent forcés d’acheter aux enchères son concours. Il inaugura et porta à un rare degré de perfection l’obstruction parlementaire. Il fonda et dirigea la Ligue agraire et la Ligue nationale.

Gladstone avait cru qu’il lui suffirait de reprendre son programme de jadis et de donner satisfaction à tous les griefs de l’Irlande en lui accordant tout ce qu’elle demandait, sauf sa demande principale, le droit de se gouverner elle-même. La contradiction radicale qui faisait le vice de cette politique éclata bientôt à ses yeux. Elle affaiblissait le parti de la résistance légale et de l’union, — la garnison de l’Ile-sœur, — en ce qu’elle lésait les intérêts et provoquait l’inimitié des landlords. Elle fortifiait le parti nationaliste en lui accordant beaucoup d’avantages, mais elle l’exaspérait en lui refusant l’objet premier de ses aspirations. Chaque jour, à chaque concession nouvelle, elle augmentait les désirs et les espérances de l’Irlande, quelle irritait à chaque nouveau refus. Aussi bien le gouvernement était-il accusé d’incohérence. Si la loi agraire lui coûtait la défection d’un premier contingent de whigs, le duc d’Argyll en tête, l’arrestation et la poursuite de Parnell troublaient profondément l’Irlande. A peine le cabinet, éclairé par ces événemens, avait-il négocié avec le prisonnier de Kilmainham un pacte secret qui provoqua le schisme de Forster, que l’assassinat de Phœnix-Park précipitait un retour à l’état de siège et aux lois d’exception. Ainsi, jusqu’au bout, la bonne volonté de Gladstone se trouva paralysée par des