Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/724

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur tour ; et Blandine, qu’on oubliait dans son coin, vient tendre les mains aux chaînes en disant : « Et moi ? »

Au quatrième acte et au dernier, c’est l’émulation pour souffrir ; entendez pour souffrir dans son corps, et quelles tortures ! Les tenailles, les coins, les crocs, les ongles arrachés, la chaise ardente, la griffe et la dent des bêtes... Les supplices étaient publics. A une époque de civilisation avancée et de littérature savante, après Virgile, après Horace, après Lucrèce, sous le règne du plus vertueux des empereurs, de celui qui nous a légué cet admirable bréviaire de perfection morale : Ta cis eauton, dans la ville la plus riche et la plus cultivée de la Gaule romaine, des milliers d’hommes, dont un bon nombre, apparemment, étaient d’honorables bourgeois, se réunissaient pour le plaisir de voir torturer longuement et horriblement d’autres bommes. Et je sais bien que, il n’y a guère plus d’un siècle, des magistrats lettrés, et qui peut-être composaient de petits vers, faisaient « questionner » des misérables sous leurs yeux ; que l’on venait en foule voir « rouer » en place de Grève ; qu’aujourd’hui encore, des chevaux éventrés par un taureau, lui-même tout ruisselant sous les flèches des banderilles, forment un spectacle délicieux pour des gens qui sont cependant nos frères, et qu’enfin, il se rencontre des personnes distinguées pour aller voir guillotiner sans y être obligées professionnellement. Je sais que la vieille humanité est abominable et que, dans le fond, elle aime le sang et la souffrance d’autrui. Toutefois, si la bête féroce n’est certes pas morte en elle et n’y est qu’endormie, on peut dire que ses réveils se sont quelque peu espacés de notre temps, et que, s’il n’y a peut-être pas moins de cruauté latente dans l’âme des foules, il y en a moins de déclarée dans les lois et dans les mœurs. Le peuple n’a presque assassiné personne depuis vingt-sept ans. La bête humaine, si la prévoyance des législations s’appliquait de plus en plus à la sevrer de sang, unirait peut-être par en perdre un peu le goût. Et je crois, je veux croire qu’aujourd’hui déjà cette idée d’une multitude en fête réunie dans un cirque pour voir déchirer et brûler, parmi d’affreux hurlemens, des chairs savantes, serait intolérable et presque inconcevable à une assez imposante minorité d’âmes douces.

De là, pour le farouche auteur de Blandine, une première difficulté. Il inscrit, en tête de son œuvre, cette fière déclaration : « La genèse de ma Blandine est aussi douloureuse que celle de ma Jeanne d’Arc. L’avenir me réserve les mêmes revanches : j’ai foi. » Allons, tant mieux. Je crains cependant, si la pièce était jouée, qu’elle ne nous accablât par un excès d’horreur physique. Voici quelques-unes des