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et si quelques événemens ne se sont pas trouvés parfaitement vrais, ç’a été l’effet de quelques circonstances survenues ; mais dans le moment que je les écrivais, ils étaient véritables. » Il eût mieux aimé mourir que de confesser que le "comte de Ségur ne s’était pas donné trois coups de couteau, et que l’abbé de Salamon s’était mépris sur les desseins secrets et scélérats de Mme de Staël.

Ce nouvelliste intrépide, qui manquait de sens critique, ne se piquait pas non plus d’avoir le sentiment des nuances. Il croyait avoir tout dit quand il avait déclaré qu’un tel était un monstre, Victor de Broglie un révolutionnaire, Cambon un fou, que l’Assemblée législative était une infernale assemblée et qu’on avait tort de laisser vivre tranquille l’infernal Prudhomme, que l’abbé Louis n’avait d’autre mérite qu’une grande fatuité et une docilité rampante pour la furibonde Genevoise, que le palais de Philippe servait de repaire aux tigres, que les jacobins enrôlaient les brigands, que les atroces enfans de Calvin les payaient, « que la Révolution, en gros et en détail, n’était ni plus ni moins qu’une spéculation de voleurs. »

Aux jugemens rigoureux, aux déclamations il joignait les prophéties. Il estimait avec raison que la guerre était inévitable et ne tarderait pas à éclater, mais il affirmait que la France se défendrait mal ou ne se défendrait pas. Le cardinal de Zelada en était moins sûr que lui et lui représentait que, dans certaines occurrences, il est bien difficile « d’asseoir un jugement positif, » que tous les télescopes politiques étaient tournés vers la France, mais que cette comète décrivait une orbite irrégulière qui déroutait tous les calculs, qu’il n’était pas aisé non plus de pénétrer les dispositions secrètes des différens cabinets de l’Europe, que les événemens décideraient de leur conduite, que chaque puissance ne prendrait conseil que de ses propres intérêts, qu’il était inutile de se perdre en de vaines spéculations : « Le temps seul pourra nous éclairer. » A bon entendeur salut ; mais l’abbé de Salamon n’entendait nettement que ce qu’il se disait à lui-même.

Si ses lettres, toujours piquantes, quelquefois instructives, étaient goûtées à Rome, on n’y acceptait que sous bénéfice d’inventaire et ses nouvelles et ses prédictions et surtout ses conseils. Rome sait que les actions humaines et toutes les choses de ce monde sont infiniment complexes, et que les comptes se règlent le plus souvent par des cotes mal taillées. Elle a des principes éternels, immuables, universels, dont elle ne démord point, mais que, dans la conduite de la vie, la politique tempère ; elle allie aux maximes générales, aux théories inflexibles un savant opportunisme, la prudence qui se conforme aux lieux et aux