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partie dans l’intérêt tory et il fit surgir de toutes pièces la figure rassurante de l’ouvrier conservateur. Il improvisa une théorie sur le tempérament fatalement révolutionnaire de la bourgeoisie, sur le caractère naturellement conservateur, quelque chose comme l’anima naturaliter christiana, de la démocratie. Comme ces futurs gardiens de l’ordre se faisaient la main en arrachant les grilles de Hyde Park, les tories se laissèrent embéguiner par leur prestigieux chef. Comme les libéraux n’osaient pas, par pur intérêt de parti, entraver une réforme inscrite dans leur programme, la nouvelle loi électorale fut adoptée. C’était le suffrage universel dans les villes. La Chambre des Lords, fidèle à la discipline, consentit, sous la pression de lord Derby, à faire, la mort dans l’âme, le saut dans les ténèbres. Si Disraeli avait compté garder le pouvoir, il s’était fait illusion. Toujours les grandes réformes dévorent ceux qui les ont faites, même quand ils les ont faites sans conviction. Gladstone fut porté au gouvernement par un mouvement irrésistible. L’instrument du progrès était forgé. On mit l’épée dans la main de Siegfried. A soixante ans, enfin premier ministre, Gladstone se trouvait maître du pouvoir à l’heure où sa pensée avait atteint le terme de son évolution. Plus d’obstacles au dehors, plus de combats au dedans. Il allait porter les rivalités parlementaires dans une région plus haute, s’inspirer des principes, faire de la politique de conscience.

Son programme était vaste. Le premier article en était la séparation de l’Eglise et de l’Etat en Irlande. Le scandale était grand de cet établissement entretenu au profit d’une infime minorité aux frais de la majorité. D’aucuns préconisaient le régime de la dotation simultanée et l’inscription de l’Eglise catholique d’Irlande, avec ses millions de fidèles, au budget de l’État ; mesure d’autant plus politique à leur gré que, tout en respectant les préjugés anglicans, elle aurait domestiqué un clergé où le nationalisme irlandais avait toujours trouvé son meilleur appui. Gladstone épousa l’autre parti, celui de la séparation. L’annonce de ce projet lui coûta le mandat de l’Université d’Oxford : sacrifice le plus douloureux, peut-être, de tous ceux qu’il eut jamais à faire. Le pays répondit à son appel par une belle majorité. Il se mit à l’œuvre sans tarder. Ce fut lui qui mena tout le débat avec une splendeur oratoire, une vigueur et une souplesse dialectique incomparables et aussi avec une infatigable puissance de travail, une connaissance sans rivale des détails les plus techniques qui éblouirent jusqu’à ses