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Envahit tout son cœur élargi de tendresse.
Frémissant, il se penche, et contemple longtemps
Le front uni voilé par les cheveux flottans,
Et le beau sein qu’un rythme harmonieux soulève...
Des feuilles alentour bruissent... la nuit rêve...
Alcis, les yeux au ciel, avec un lent baiser,
Sur la bouche a laissé son âme se poser ;
Et tout à coup son cœur semble en lui se briser !
Car rien n’égalera jamais plus dans sa vie
Cette nuit émouvante et cette mer amie,
Ce silence, et parmi la divine accalmie
Ce baiser pur dans l’ombre à Canope endormie.


II

LE BOUCHER



Ardagôn le boucher, à la rouge encolure,
Un grand couteau luisant passé dans sa ceinture,
Pousse hors de l’étable et conduit au hangar
Le bœuf sur qui la vache attache un long regard.
Les enfans du village et Psyllé la première,
Chassés vingt fois déjà par la rude fermière.
Reviennent plus nombreux et plus hardis encor
Que les mouches qu’attire un pot plein de miel d’or.
Une corde passée à l’anneau de la dalle
Incline par degrés la tête bestiale.
Et la brute immobile offre son large front.
Comme une enclume où va frapper le forgeron.
Tout est prêt... Dans la cour descend un grand silence..
Le lourd marteau levé lentement se balance,
Plane, hésite, et soudain d’un coup terrible et sourd
Tombe ; le crâne sonne !... Un léger frisson court.
Le bœuf assommé croule, et dans sa gorge inerte
Le grand couteau plongé fait par l’entaille ouverte
Jaillir à flots pressés un sang noir et fumant.
Le sol autour s’empourpre... Ardagôn, par moment,
Enfonçant jusqu’au coude un bras qui sort tout rouge.
Ranime un peu de vie aux flancs du bœuf qui bouge...
Et les enfans penchés sentent, en frémissant.
Leur petit cœur cruel réjoui par le sang.