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en échiquier déployés sur quatre rangs. À moins de 20 mètres (vingt yards), le 92e higlanders ouvrit le feu ; peu après tirèrent les autres Écossais. À cause de leur massive formation, les Français ne pouvaient riposter que par le front d’un seul bataillon. Ils firent une décharge et s’élancèrent à la baïonnette. On s’aborda ; les premiers rangs se confondirent dans une furieuse mêlée. « Je poussais un soldat en avant, raconte un officier du 45e. Je le vois tomber à mes pieds d’un coup de sabre. Je lève la tête. C’était la cavalerie anglaise qui pénétrait de toutes parts au milieu de nous et nous taillait en pièces. »

Comme les Français allaient couronner le plateau, les cuirassiers de Dubois à l’ouest de la grande route et les colonnes de d’Erlon à l’est, lord Uxbridge avait fait charger l’élite de sa cavalerie. Les quatre régimens de gardes à cheval de Somerset (1er  et 2e Life-Guards, Bleus et Dragons du Roi) partirent au galop, en ligne. Après quelques foulées, ils arrivèrent à portée de pistolet des cuirassiers, séparés d’eux par le chemin d’Ohain. Ce chemin, bordé de haies à l’est de la route de Bruxelles, courait, l’espace de 400 mètres à l’ouest de cette route, entre deux berges escarpées qui disparaissaient plus loin. La gauche de Dubois et la droite de Somerset se chargèrent mutuellement sur la partie plate du chemin. Mais les pelotons de droite des cuirassiers se trouvèrent arrêtés un instant par la tranchée. Ils gravirent résolument le talus extérieur et descendirent dans le chemin creux. Ils donnaient de l’éperon pour en franchir la crête intérieure quand à vingt mètres étincela la rangée de sabres du 2e Life-Guards, lancé à fond de train. Afin d’éviter un véritable écrasement, car temps et espace leur manquaient pour fournir une charge, les cuirassiers enfilèrent le chemin creux en se bousculant, rejoignirent la grande route près de l’orme de Wellington et se rallièrent dans un champ non loin de la sablonnière. Les Life-Guards, qui les avaient poursuivis en côtoyant le bord du chemin, les chargèrent avant qu’ils ne se fussent reformés ; et, à la suite d’un corps-à-corps où, dit lord Somerset, ils « frappaient sur les cuirasses comme des chaudronniers à l’ouvrage, » ils en culbutèrent quelques-uns dans l’excavation de la sablonnière. Le gros de la brigade Dubois fut rompu et rejeté au fond du vallon par les autres régimens de Somerset, qui, de beaucoup mieux montés que les cuirassiers, avaient aussi la supériorité du nombre et l’avantage du terrain[1].

  1. C’est vraisemblablement la bousculade des cuirassiers entre les berges du chemin d’Ohain, suivie de la chute de quelques-uns d’entre eux dans la sablonnière, qui a créé la légende de l’écrasement du chemin creux et inspiré à Victor Hugo les pages épiques des Misérables.