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grâce aux sympathies personnelles qu’il a su conquérir, bien qu’il ne les suppose pas désintéressées.

Mais, si Abd-ul-Hamid a failli à tous les devoirs d’un souverain soucieux de s’acquitter, pour le bien de son peuple, de la mission qui lui est confiée, les puissances, de leur côté, ont-elles rempli la tâche qui leur était imposée par leur propre dignité et par les lois de l’humanité ? Les faits répondent ; et on n’a qu’à considérer l’état actuel des choses pour se convaincre que le concert européen a plutôt aggravé qu’il n’a résolu en Orient les questions qui ont fait l’objet de son activité.

Nous n’avons pas à redire, et nous ne l’avons que trop répété, combien les Arméniens ont peu à se louer des sympathies que l’Europe leur a témoignées.

A la vérité, les puissances, en présence de l’aveugle obstination du sultan, n’avaient, à leur disposition, qu’un seul moyen d’en triompher : le recours à la force, et on ne saurait méconnaître que cet expédient, — assurément efficace, — ne peut être employé, de nos jours, sans risquer de courir de plus redoutables aventures. Dans d’autres temps, à l’époque où la bonne foi gouvernait, dans une juste mesure, les relations internationales, quand le concert, entre les cabinets, était une réalité, on aurait pu bloquer les Dardanelles et contraindre la Porte à l’obéissance, ou autoriser un corps de troupes russe à franchir la frontière pour rétablir l’ordre en Anatolie. Dans l’un et l’autre cas, on aurait rapidement obtenu le succès nécessaire. On ne saurait aujourd’hui procéder de la sorte. Durant les événemens dont l’Orient a été récemment le théâtre, on aurait suggéré la pensée de faire occuper par la Russie tout ou partie de la Turquie d’Asie que l’Angleterre y aurait mis obstacle, et avec elle peut-être d’autres puissances : la Russie elle-même n’aurait pas consenti à assumer une pareille charge, peu désireuse de s’exposer à un contrôle ou à une suspicion blessante. On aurait proposé à tous les cabinets de réunir leurs forces navales pour fermer les détroits que l’Allemagne, dans sa sollicitude pour le gouvernement turc, aurait refusé de s’associer à cette démonstration. Le mince concours qu’elle a prêté en Crète ne le démontre que trop. Aussi n’est-il venu à la pensée d’aucune puissance de faire une ouverture de semblable caractère. C’est ainsi que les Arméniens gémissent encore sous le joug d’une autorité détestée et restent livrés sans défense à la brutalité des musulmans.