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qu’inspiraient, à M. Cambon, les plus solennelles déclarations du sultan ; rien n’a pu corriger la politique tortueuse de ce prince.

C’est que le Turc appartient à une race vouée à l’immobilité. Ni l’éclat de la civilisation moderne, ni les revers de fortune, qu’il essuie depuis longtemps, ne l’ont jamais ému ; il se complaît dans les ténèbres. Descendu des hauts plateaux de l’Asie, il a ravagé les contrées européennes qu’il a envahies ; sa force d’expansion s’étant tarie, il vit sur les ruines qu’il a faites, et que l’Europe laisse à sa disposition. Pétri d’orgueil et de fanatisme, il n’a foi qu’en lui-même ; il se cantonne dans ses croyances, plein de dédain pour celles des autres ; c’est ainsi qu’on n’a jamais vu un musulman embrasser le christianisme. Ses convictions religieuses l’ont rendu sobre et résigné, et en font au besoin un vigoureux soldat ; mais elles l’ont rendu également impropre à se réveiller dans la lumière de la science et du progrès ; intellectuellement, il sommeille dans son infériorité. Les mutilations dont l’empire ottoman a été successivement l’objet ont cependant révélé, à ses gouvernans, le péril extrême qui menace son existence même ; pour le conjurer, ils se sont résignés, depuis bientôt un siècle, à solliciter humblement l’appui des puissans de la terre, allant de l’un à l’autre selon les exigences du moment, sans plus d’estime pour celui de la veille que pour celui du lendemain ; ils puisent dans ces alternatives, outre l’espoir d’un secours immédiat, celui de parvenir à diviser les puissances, et conjurer ainsi une entente qui serait fatale à leur domination en Europe et les rejetterait bientôt en Asie. Abd-ul-Hamid s’est particulièrement nourri de ces convictions, et il a prouvé qu’il savait, aussi bien que ses prédécesseurs, en tirer un bon parti. Sa politique, en effet, repose sur la conviction que les puissances, par nécessité de situation, ne sauraient s’entendre, et qu’elles se trouvent ainsi, à des degrés divers, dans l’obligation de maintenir, sinon de défendre, l’intégrité de son empire ; et il s’emploie activement à entretenir de son mieux les divergences qui constituent la véritable et unique sauvegarde de sa puissance, sans craindre de se montrer téméraire soit dans ses préférences en Europe, soit dans l’exercice de son autorité souveraine à l’intérieur de ses États. Il prévoit, au surplus, que le partage de ses domaines ne peut être entrepris sans provoquer une guerre générale, et il se persuade certainement qu’au cas où elle éclaterait, son armée y jouerait un rôle important,