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l’administration en Arménie, des actes coupables à réprimer, son autorité souveraine à restaurer, son gouvernement à faire sentir ; qu’il n’avait rien à craindre de l’enquête des agens anglais, si lui-même se hâtait d’en confier une à des hommes considérables, respectés, jouissant de sa confiance et d’une autorité suffisante pour faire rentrer dans l’ordre les coupables, remettre les gens et les choses à leur place[1]. » Jugeant l’avis opportun et sage, le sultan donna l’ordre de constituer une commission, qui devrait se rendre sans retard sur le théâtre des événemens. Mais le musulman, chez Abd-ul-Hamid, doublé d’une nature craintive, redoutait aussi bien le ressentiment de ses coreligionnaires que la colère de l’Europe, et voici comment le journal officieux turc définissait, le lendemain, l’objet de la mission que les commissaires ottomans allaient remplir : « lis se rendent, disait-il, dans la province de Bitlis, pour se livrer à une enquête au sujet des actes criminels commis par des brigands arméniens qui ont pillé et dévasté des villages[2]. » C’était intervertir absolument les rôles, et attribuer, aux victimes, les violences des assassins[3].

Cette étrange façon d’administrer la justice provoqua les plus vives observations de la part de la diplomatie, à Constantinople. Les ambassadeurs de France, d’Angleterre et de Russie en signalèrent à la Porte, et directement au sultan lui-même, le caractère odieux. On leur donna satisfaction, en leur offrant de se faire représenter auprès de la commission d’enquête. Cette proposition fut agréée et amena les agens de ces trois puissances à se concerter ; autorisés par leurs gouvernemens respectifs, ils s’unirent pour procéder, en cette occasion, d’un commun accord ; ils désignèrent des délégués et ils les munirent d’instructions identiques.

  1. Livre Jaune, p. 17.
  2. Ibidem, p. 18.
  3. Voici comment M. Meyrier, notre vice-consul à Diarbekir, résumait en effet les informations qu’il avait recueillies sur les événemens de Sassoun. « On m’assure que, cernés de tous les côtés par un cordon de soldats qui enveloppaient la montagne, les Arméniens ont été poursuivis à outrance et massacrés sans merci. Très peu d’entre eux auraient pu s’échapper ; on parle de 1 500 morts...
    « Après avoir anéanti ces malheureux, les Kurdes et les Hamidiés se sont portés sur les villages arméniens, situés au bas de la montagne, et les ont pillés et incendiés. On dit qu’ils se sont livrés à toutes sortes d’atrocités sur la population chrétienne du pays, tuant les vieillards et les enfans, enlevant les filles et allant jusqu’à couper le ventre des femmes enceintes ; environ 7 500 personnes auraient péri, 30 villages auraient été brûlés, et 400 femmes enlevées. On rapporte ce fait que 200 de ces dernières, délivrées par le muchir, auraient tenté de se noyer pour ne pas survivre à leur déshonneur. » Livre Jaune, p. 16.