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s’étend avec complaisance sur les attaques qu’il a eu à subir de la part des anti-wagnériens, lorsqu’il a fait jouer sa cantate, le Tombeau de Busento, et sa symphonie romantique, le Chevalier de Toggenburg. Et d’autres, pendant ce temps, souffraient pour Wagner, en écrivant des articles sur lui, en courant de ville en ville pour acclamer son Lohengrin, ou en l’invitant à dîner et en le logeant sous leur toit. A tous Wagner donnait, en échange, mille témoignages de reconnaissante amitié. Il se sentait seul, sans ressources, entouré d’ennemis puissans et adroits : le moindre signe de sympathie lui allait au cœur.

Et n’ayant pas même le moyen d’offrir à M. Weissheimer le « plaisir matériel » d’un verre de Champagne, il s’intéressait à son Tombeau de Busento, il recommandait aux directeurs de théâtre son Théodore Kœrner, il condescendait à s’extasier avec lui sur la Juive et sur les Huguenots. Expansif et familier par nature, il ne négligeait rien pour se maintenir au niveau de ses amis. Parfois même il leur empruntait de l’argent ; mais souvent aussi il leur en donnait. Puis, un jour, brusquement, miraculeusement, les circonstances changèrent, et une vie nouvelle commença pour lui. Il se trouva chargé de réaliser l’idéal d’art que, vingt ans durant, il avait rêvé. Entreprise immense, pour laquelle ce n’était pas trop de tout son temps et de toute sa pensée. Comment s’étonner, après cela, qu’il n’ait plus été en état de s’intéresser, avec autant de sollicitude qu’autrefois, aux divers Busentos de ses innombrables amis ? et si encore ceux-ci lui avaient seulement demandé de continuer à s’intéresser à leurs Busentos ! Mais ils entendaient jouir avec lui du triomphe, comme ils avaient lutté, souffert avec lui. Le plus sincèrement du monde ils estimaient que le roi de Bavière les avait tous appelés à sa cour. Et quand ils s’apercevaient que le succès, la gloire, la faveur royale n’étaient que pour le seul Wagner, la déception qu’ils en ressentaient se mêlait invariablement d’un peu de rancune. N’est-ce point la même aventure qui, vingt ans après, arriva encore à Frédéric Nietzsche, et acheva de le détacher de Richard Wagner[1] ? Lui aussi, comme M. Weissheimer, avait conscience d’avoir contribué à la victoire du wagnérisme : lui aussi se plaignait de n’avoir pas la part de récompense qui lui était due ; ou plutôt il ne se plaignait point, ayant l’âme trop haute, mais ses lettres et le récit de sa sœur attestent clairement la souffrance que furent pour lui, en 1876, ces fêtes de Bayreuth, où tout le monde s’occupait de l’Anneau du Nibelung, et personne, de son livre sur Richard

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1897.