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une émotion pareille à celle qu’y ont autrefois produite les trop ingénieux Souvenirs de Prager. Les nombreuses lettres de Wagner que reproduit M. Wendelin Weissheimer sont, suivant toute vraisemblance, d’une authenticité absolue. Et je ne crois pas non plus qu’on puisse contester la parfaite exactitude des faits qu’il raconte, encore qu’il y en ait trois ou quatre sur lesquels sa mémoire l’a peut-être trompé : car on a peine à se figurer, par exemple, Wagner écoutant avec des transports d’enthousiasme, une soirée durant, la partition de la Juive déchiffrée au piano. C’est à Starnberg, en 1864, qu’aurait eu lieu cette scène bizarre. M. Weissheimer nous dit qu’il avait eu avec son ami, ce soir-là, une discussion des plus chaudes sur les Juifs, que Wagner, comme on sait, tenait pour incapables de rien « créer » en musique : admirateur passionné de Meyerbeer, d’Halévy, et presque d’Offenbach, le jeune musicien avait tout mis en œuvre pour le guérir d’une erreur aussi monstrueuse, lorsque l’idée lui était venue de s’asseoir au piano et de jouer la Juive, que, fort heureusement, il connaissait par cœur. Et Wagner avait écouté, et à tout instant il s’était écrié : « Jouez encore ! C’est sublime ! Impossible de s’en rassasier ! » Évidemment l’auteur du Judaïsme dans la Musique était converti. « Et malgré cela, ajoute tristement M. Weissheimer, il fit paraître, cinq ans après, une nouvelle édition de sa fameuse brochure ! Mais cette réédition fut de sa part une simple manœuvre : car sur le terrain de la tactique aussi Wagner était un grand maître. Après la représentation des Maîtres Chanteurs, la presse avait eu un retour en sa faveur, ce qui le contrariait : il avait, en effet, besoin d’une opposition pour réussir plus vite. Aussi s’empressa-t-il de rééditer son Judaïsme dans la Musique : et il atteignit d’ailleurs parfaitement son but, puisque tout de suite tous les journaux allemands se remirent à l’accabler d’injures. »

Ces quelques lignes suffiraient à montrer que M. Weissheimer ne se laisse pas aveugler par l’amitié, dans les jugemens qu’il porte sur le caractère de Wagner. Son livre, comme celui de Prager, est tout imprégné d’une amère rancune : et le spectacle est, en vérité, curieux, de ces deux hommes qui, après s’être posés devant nous en amis du maître, s’emploient assidûment à nous le faire détester. Mais, tandis que la rancune de Prager tenait à mille petites causes inavouées, celle de M. Weissheimer s’étale au contraire, avec une ingénuité qui nous en découvre aussitôt le motif et la portée, et qui finit même par nous la rendre touchante. Car nous lisons bien, dans son livre, que Wagner était « maître en tactique, » qu’il était prodigue et désordonné, et qu’il s’est un jour presque fâché, parce que Mme Cosima de Bulow — la future