Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/476

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

principe, ils s’en moquent, et sur ce point, je les approuve. L’instinct, ou le calcul, les porte à choisir leurs sujets dans une époque très rapprochée de la nôtre ; ils pensent, en agissant de la sorte, toucher le public de plus près et le mettre pour ainsi dire en cause ; leur idéal, — et ils sont près de l’atteindre, — est de mettre en musique le chapeau haute forme. Ils ont cet avantage sur vos jeunes musiciens à vous, qu’ils ne sont pas prétentieux et que le succès les accompagne partout ; ils abandonnent toute la besogne aux librettistes et ne se mêlent pas de bouleverser le monde avec des théories. Parfois l’intention scénique les visite ; ils possèdent l’orchestre comme les vôtres, et la clarinette basse (voix mystérieuse ! ) n’a pas de secrets pour eux. »

De tous ces considérans, il en est (les plus bienveillans) que justifie l’œuvre qui vient de nous être présentée ; elle infirme les plus rigoureux. Et d’abord, clarinette basse à part, il a paru que M. Puccini possède en effet l’orchestre aussi bien, sinon de la même manière, que tel ou tel de nos jeunes musiciens, et que son instrumentation ne manque ni d’éclat, ni de pittoresque, ni même d’esprit. Quant aux caractères essentiels de l’œuvre, le compatriote de M. Puccini en a justement signalé quelques-uns. Réaliste, ou « vériste, » comme disent les Italiens eux-mêmes, scénique, sincère et facile, voilà ce que cette musique est le plus.

La réalité qu’elle cherche, celle du moins que la plupart du temps elle trouve, n’est pas assez souvent cette réalité cachée, intime, et, pour ainsi dire, idéale, qui fait le fond de la vie ou de l’âme. La musique de M. Puccini s’attache volontiers à la réalité matérielle et sensible, aux dehors et aux apparences, aux signes extérieurs et légers. De telles attaches doivent être communes en Italie, puisqu’il s’y est rencontré deux musiciens, MM. Puccini et Leoncavallo, pour choisir un sujet comme le roman de Murger, dont le moindre mérite est sans doute l’analyse ou la psychologie. Cette réalité de surface, qui est à la vérité profonde ce qu’est le décor ou le costume (le chapeau haute forme) à la pensée ou au sentiment, la musique de M. Puccini l’exprime à merveille ; elle nous en donne la sensation aiguë et constante. Et comment y arrive-t-elle ? Quelquefois en se renonçant elle-même, en ne craignant pas de se sacrifier soit à la parole ou à l’action, soit à l’appareil théâtral et aux effets purement scéniques. Qu’est-ce qui fait si émouvante la dernière scène de la Vie de Bohême, la mort de Mimi ? Une musique d’où la musique est presque absente ; où le parler (je pense aux toutes dernières pages) remplace le chant, où le silence même a peut-être plus de part et d’efficacité que le son, jusqu’au