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bon, demandait une voix en nous, « ces costumes, ces processions et ces mouvemens de bras ?… Au profit de qui tout cela était-il fait ?… Pour qui cela se fait-il tous les jours, dans toutes les villes, d’un bout à l’autre du monde civilisé ? » En vain nous accusions l’écrivain de mauvaise humeur et presque d’impiété. Nous avions beau lui répondre que cet appareil, ou ces apparences, et ces artifices même, que tout ce travail de fiction, presque de mensonge, inutile et, si l’on veut, ridicule quand il ne produit que des œuvres insignifiantes, est pourtant la condition nécessaire, et qui peut être ennoblie, de chefs-d’œuvre admirables et sacrés. Nous en venions à penser, malgré nous et par la faute de Tolstoï, que les chefs-d’œuvre sont rares et que, de plus, ils ne sont reconnus pour tels qu’après de longues années. Alors les paroles décevantes du maître insinuaient en nous l’incertitude et le trouble, et ce n’était plus seulement des œuvres médiocres et vides, c’était de l’art lui-même et tout entier que nous arrivions à douter s’il est autre chose qu’illusion et vanité.

Le sujet de la Cloche du Rhin n’est pourtant pas, comme celui de l’opéra pris à partie par Tolstoï, « plus profondément absurde que tout ce qu’on peut rêver. » Voici l’argument de ce livret légendaire, barbare et pieux.

Dans le clocher d’un monastère de femmes, au bord du Rhin, des mains inconnues avaient suspendu une cloche mystérieuse. Elle sonnait d’elle-même quand un chef païen devait mourir. Aussi, dans le burg qui dominait le fleuve, le vieil Hatto, Konrad son petit-fils, leur écuyer Hermann et Liba, prêtresse des dieux, haïssaient la cloche fatidique. Ce matin même, elle avait sonné le glas, celui de l’aïeul sans doute. Et, ce matin, Hermann furieux était descendu dans la vallée avec ses hommes (d’armes. Il avait rencontré sur la route une des vierges consacrées, Hervine, qui montait vers le burg, et il la ramenait prisonnière.

Or Hervine venait, elle aussi messagère de mort, annoncer à Hatto sa fin prochaine et le supplier de croire au Seigneur. Sans l’entendre, Hatto tira son glaive. Alors de nouveau la cloche tinta, et le vieillard tomba sans vie. Ce que voyant, et voyant aussi que la jeune fille était belle, Konrad s’émut de colère d’abord, et bientôt d’amour. Et comme elle le repoussait, à son tour, il sortit du burg avec les guerriers ; il égorgea les compagnes d’Hervine, livra leur monastère aux flammes et jeta la cloche dans le fleuve, où presque en même temps, profitant de l’absence du chef, Liba faisait précipiter Hervine elle-même.

Trop cruellement vengé, Konrad s’est retiré dans la solitude. Il