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tableaux de maîtres, les livres précieux, les curiosités artistiques, de bronze, d’ivoire, de bois sculpté, tout a disparu. Tourmenté par un perpétuel besoin d’argent, le marquis s’abaisse à des combinaisons déshonnêtes, emprunte des sommes qu’il ne pourra pas rendre, prend à ses domestiques le peu qu’ils ont mis en réserve pour la dépense journalière. Fatalement rapproché de ceux que hantent les mêmes chimères, il se compromet dans de louches compagnies. Un escroc, celui qu’on appelle « l’assisté, » exploite la superstition des joueurs, en se prétendant visité par un esprit qui lui révèle les numéros gagnans. Sordide, avec sa face de fiévreux, ses vêtemens déchirés, son linge élimé, ses cravates en ficelle, il s’est fait un extérieur mystérieux et qui en impose. Il promène ses loques et son imposture parmi ceux qui croient en lui et auxquels il pompe des sommes énormes. C’est au bras de ce filou qu’on peut voir le noble héritier d’un nom fameux. Il se fait l’intime et le suivant de l’« assisté, » quitte à l’amener lui-même au guet-apens, le jour où, fatigués d’être sans cesse bernés, les joueurs se décident à séquestrer l’assisté afin de le contraindre à leur dire la vérité. Il oscille entre la crédulité puérile et la méfiance. Agenouillé au pied de l’autel familial, devant la statue de l’Ecce homo protecteur de la maison, il se frappe la poitrine dévotement ; et une nuit, enragé contre ce Dieu qui l’abandonne, il le traîne jusqu’au puits d’où on le tire le lendemain, ruisselant d’eau et de couleur diluée, pareil à un noyé lamentable et lisible. Effrayant et grotesque, tel est bien ce vieillard, plus d’aux trois quarts fou, qui a fait mourir de chagrin sa femme, qui torture lentement sa fille. Il se peut bien que Mme Serao sache où est situé dans Naples le palais dénudé qui abrite cette démence, mais elle-même, en faisant grimacer la figure de ce père, bourreau de sa fille, elle se souvient d’un héros plus vrai que ne sont les êtres de la vie réelle, c’est ce roi de la Grande-Bretagne, le vieux Lear auprès du cadavre de la douce Cordelia.

C’est une pâle figure de rêve et de mélancolie que celle de Bianca Maria ; elle est toute la grâce de ce livre où elle met un rayon d’idéal ; et les mains robustes de l’auteur se sont faites caressantes et délicates pour esquisser ce fin profil de vitrail. Il y a de ces âmes dont on dirait qu’elles n’ont été créées que pour la souffrance et pour l’immolation ; elles sont toute bonté, toute tendresse, toute candeur ; elles pourraient prier dans un cloître et s’élever jusqu’à Dieu dans les parfums de l’encens et sur l’aile des cantiques ; elles ne sont pas faites pour vivre de notre vie et se heurter à l’égoïsme humain ; elles sont incapables de se défendre et sitôt qu’elles ont senti sur elles la menace d’un danger,