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exaltent comme étant le trait distinctif de son génie et la marque chez lui du poète épique, n’est ni très nouveau, ni peut-être d’une qualité très relevée. Chaque genre a ses lieux communs, et chaque art a ses poncifs. L’épopée avait ses « boucliers » et ses « descentes aux enfers. » La bucolique a ses chants alternés ; la tragédie a le « songe. » L’art naturaliste, art tout extérieur, qui procède par énumération et accumulation, a ses processions et ses émeutes, ses pèlerinages et ses grèves. Ce sont choses de métier, où les disciples peuvent exceller à l’égal du maître.

Aussi bien l’auteur du Pays de Cocagne ne décrit pas pour décrire ; ce qui donne tout leur prix à ses peintures, c’est qu’elles ne sont pas leur fin à elles-mêmes, et qu’elles tendent vers un objet qui les dépasse ; ce qui fait que leur profusion ne fatigue pas, c’est que chacune d’elles, en outre de son mérite d’art, a la valeur d’un argument, et sert à mettre en un jour plus éclatant l’idée maîtresse du livre. Cette idée n’est, je le crois bien, pas une fois exprimée en termes abstraits et mise sous forme de démonstration ; mais elle se lit entre toutes les lignes. Elle est l’âme qui anime cette masse. A vivre de la vie de ses Napolitains, Mme Serao a pu constater les ravages que fait parmi eux la passion du jeu sous les espèces de la loterie officiellement organisée par l’État. Elle n’a eu besoin ni de déclamer contre le gouvernement, ni de s’apitoyer sur l’infortune des joueurs : il lui a suffi d’analyser cette fièvre et d’en étaler les conséquences, pour composer contre l’institution elle-même de la loterie le plus violent réquisitoire. Et, cette institution étant de celles qu’on peut supprimer d’un trait de plume, qui ne subsistent que par la complicité de l’opinion, et qu’un mouvement d’opinion ferait disparaître, Mme Serao a donc fait, au sens où l’entendait Dumas fils, de « l’art utile ; » son roman est une œuvre d’art qui a une portée sociale.

Le livre s’ouvre sur l’effrayant spectacle du tirage de la loterie : un vent de folie embrase toute la scène, au début souffle d’ardentes convoitises, à la fin tempête d’espérances déçues et de récriminations enragées. Désormais le jeu sera le maître unique et tout-puissant de l’action, maniant les êtres, déformant les caractères, anéantissant les volontés, engageant tous ces insensés et tous ces inconsciens sur la pente qui conduit aux mêmes abîmes. Le fléau sévit pareillement à travers toutes les classes, et pas une n’est à l’abri de la contagion. Le gentilhomme engage ses tableaux et son argenterie, l’ouvrier engage sa paie de la semaine. Celui-ci rêve de renouveler l’antique splendeur de sa maison, ce négociant rêve de relever ses affaires compromises,