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hommes et femmes du peuple, gens de la rue et du ruisseau, nous devinons qu’ils ont été, non pas dessinés d’après un type de convention, mais pris sur le vif, et qu’ils ressemblent. Nous avons tôt fait de lier connaissance avec eux et leur image se grave dans notre souvenir. Les scènes de la vie napolitaine se succèdent en une série de tableaux, tous composés avec le même soin, si d’ailleurs ils ne sont pas tous également nécessaires : scènes d’intérieur et scènes de la place publique, une fête bourgeoise, le tirage de la loterie, le carnaval, le miracle de saint Janvier. Cela grouille à souhait. Il y a dans ces tableaux une abondance, parfois excessive, un relief, un éclat, une largeur de touche, une vigueur de pinceau, une puissance d’évocation qui met les choses sous les yeux. La description du miracle de saint Janvier, traitée à la manière d’un morceau de bravoure, donnerait une idée assez exacte de la virtuosité de l’auteur. C’est d’abord, à travers les rues étroites de la vieille Naples, regorgeant de monde, le défilé des saints, saint Antoine, saint Roch, saint Blaise, et beaucoup d’autres que le peuple salue d’appellations familières, implorant de chacun d’eux les grâces dont il a le monopole. Puis, c’est, dans la nef trop étroite de Santa Chiara, une foule anxieuse, attendant, invoquant, pressant de ses vœux, de ses prières, de ses cris, l’accomplissement du miracle annuel. La série des Credo entonnés par des milliers de voix, et qui se succèdent à perte d’haleine, traduit les sentimens par où passent tour à tour ces âmes, unies dans une même angoisse, et qui ne forment plus qu’une âme collective et tumultueuse : l’espoir, l’inquiétude, l’impatience, la colère ; et enfin, lorsque, après le trente-neuvième Credo, le prêtre, de sa main levée, montre au peuple l’ampoule où le précieux sang est en ébullition, c’est une frénésie d’enthousiasme éclatant en clameurs, en gémissemens, en sanglots, faisant vibrer les cloches du campanile et trembler jusque dans ses fondemens l’antique église. Le morceau est comparable aux plus fameux en ce genre, à la procession de Casalbordino dans le Triomphe de la mort, au pèlerinage dans Lourdes, — et il leur est antérieur[1]. Je ne songe guère à insinuer que M. d’Annunzio ou, après lui, M. Zola aient pu s’inspirer de cette description ; ce dont, au surplus, ils auraient eu parfaitement le droit. Mais ce fait que des écrivains, d’une nature d’esprit fort différente, ont traité ce genre de scènes avec un succès à peu près égal, n’en reste pas moins significatif. Il prouve que ce fameux art de « manier les foules, » dont on fait tant d’affaires et que les admirateurs de M. Zola

  1. Le roman de Mme Serao a paru en italien en 1891.