Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/456

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Est-ce donc l’ultime résultat de la civilisation que de faner les fleurs en nos mains à mesure qu’elle nous les donne à cueillir et de nous prodiguer des pains qui se changent en pierres ? Dans l’ordre intellectuel, si la majorité du genre humain avait conscience de sa médiocrité, elle serait inconsolable. L’amour-propre individuel nous préserve de ce malheur, parce qu’il est moins aisé d’apercevoir la modicité de son esprit que celle de ses ressources, comparées à ses désirs. Misère de comparaison, en effet, les plaintes actuelles n’ont pas d’autre origine. L’inégalité des fortunes subsiste ; elle semble insupportable à l’âme inquiète et compliquée de notre démocratie ; tandis que les cervelles en friche du peuple féodal, où l’hommage était l’unique lien, ne concevaient point d’autre monde ; et que, même sous l’ancien régime, lorsque le respect immobilier des âges antérieurs s’évaporait lentement, la plèbe des « chers et bien-amés » sujets avait encore le privilège de ne point voir la hiérarchie d’aisance qui s’étageait au-dessus de sa tête.

Le pouvoir ayant été transporté depuis cent ans du roi à la nation, d’une poignée d’individus à l’ensemble des citoyens, comme la majorité des citoyens se composait de travailleurs manuels, par cela seul qu’il était l’égal des autres citoyens, le travailleur devenait leur maître, puisque le « nombre » régnait et qu’il était le « nombre. » On s’avisa donc que le peuple existait ! le peuple, la foule, que l’on n’aperçoit tout le long de notre histoire qu’à travers un nuage, figurant dans un lointain vague, en quelques préambules d’édits qui s’inquiètent d’abord de faire son bonheur et finissent par lui demander simplement de l’argent.

Les hommes d’État de jadis, même quand ils jaillissaient de la plèbe, — il y en eut de ceux-là, — commençaient par l’oublier pour s’adonner à quelque œuvre grandiose, capable d’immortaliser leur nom. Aussi arriva-t-il que les momens où « la France » était le plus heureuse furent souvent ceux où « les Français » étaient le plus malheureux ; que le pays faisait à la fois l’admiration du monde et le désespoir de ses habitans. Les hommes d’État contemporains, même quand ils sont nés aux sommets, ont pour souci principal de plaire aux travailleurs et la concurrence s’établit à qui leur plaira le mieux. On leur a donné tout ce que peut donner la législation politique, mais ils se trouvent médiocrement satisfaits. C’est du pain qu’ils voudraient plutôt que des lois ; du