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à quelque prélat ? Il n’en peut user qu’avec l’appui de la force publique, sous escorte des sergens, « pour qu’il n’y ait aucun scandale. » Le stock autorisé à sortir est-il de conséquence ? Vite une sédition s’organise. Sur le chapitre du pain, ce peuple, en général si soumis, n’entend pas raillerie. Il s’en prend à ses magistrats et s’opposera par l’émeute à ce qu’on enlève « ses blés. » Au contraire, le pouvoir supérieur intervient-il pour immobiliser des grains qui allaient partir, ce sont des transports de joie. La populace accueille cette décision « chapeau au poing, » avec des vivats plein la bouche.

La multiplicité même des prohibitions prouve qu’elles n’étaient guère respectées. Elles comportaient des exceptions fréquentes, et la question était entièrement laissée à l’arbitraire administratif, animé d’intentions excellentes, mais dont l’intervention tutélaire agissait souvent à contre-coup et toujours trop tard. On connaît les plaintes de Mme de Sévigné écrivant de Bourgogne à sa fille : « Tout crève ici de blé, et je n’ai pas un sol. J’en ai 20 000 boisseaux à vendre ; je crie famine sur un tas de blé. » Simultanément, en divers lieux, des gens souffraient, et parce que les denrées étaient trop bon marché, et parce qu’elles étaient trop chères. Chaque fois que, par mesure générale, l’exportation des grains était défendue, on était forcé, peu après, de l’autoriser ici ou là, « attendu que les propriétaires ou fermiers n’en ont pas le débit sur place. » Par suite des brèches que l’Etat faisait ainsi lui-même à ses règlemens, on ne saurait dire si le commerce des blés était permis ou défendu en pratique, puisqu’il était en théorie l’un et l’autre. Mais quelle spéculation imprudente ce devait être ! à la merci de tous les hasards : émotion d’une foule, caprice d’un fonctionnaire. Le négociant, opérant en vertu de grâces susceptibles de révocations soudaines, sujet à des surtaxes imprévues ou à des franchises subites, aussi dangereuses que les surtaxes, risquait toujours, après avoir évité naufrages et corsaires, de trouver les blés tombés à vil prix quand son navire arrivait au port.

L’Etat et les communes se croyaient mieux placés que les particuliers, pour créer et maintenir des approvisionnemens. Le premier et les secondes s’acquittaient de cette tâche avec plus ou moins de sagacité. La réserve de Strasbourg, en 1633, contenait encore des blés de 1525 et même de 1439. Singulière chose que ces grains âgés d’un ou deux siècles ; quel raffinement n’avait-il