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notes, de rapports, de craintes exprimées et de calculs multipliés, pour savoir comment la population mangera l’an prochain, voire l’année courante. Cependant, par une étrange contradiction, la France, sous Louis XIII et Louis XIV, était, avec la Pologne, le principal fournisseur de blé de l’Europe. Elle figurait encore, au milieu du XVIIIe siècle, parmi les pays exportateurs. Sa grande rivale était alors l’Angleterre — quantum mutata — qui, au lieu d’acheter son grain sur le continent comme par le passé, vendait année moyenne aux étrangers près de 6 millions d’hectolitres.

Comment le paysan français exportait-il du blé, puisqu’il en manquait ? Et comment en manquait-il, puisqu’il se plaignait d’en être encombré ? C’est qu’il souffrait tour à tour des deux excès. Il sort actuellement des millions de sacs de blé de contrées dont les habitans ont à peine de quoi vivre. Même phénomène dans l’ancienne France. « Les chevaux qui labourent l’avoine, disait un vieux proverbe rural, ne sont pas ceux qui la mangent. » C’eût été folie au manant de prétendre consommer ce blé si cher et si noble, qu’au dire d’un contemporain de Louis XV, il n’y avait pas en Europe plus de 2 millions d’hommes mangeant du pain blanc. En fait de trafic extérieur, la règle, pour les blés, c’était la prohibition. On voulait, sous l’ancien régime, les empêcher de sortir, comme, aujourd’hui, on veut les empêcher d’entrer. Il serait facile de citer des douzaines de lettres patentes ou ordonnances royales à cet effet ; et quant aux défenses analogues, émanant des municipalités ou des corps judiciaires, c’est par centaines que l’on en trouverait ; car tout le monde se mêlait de la « police des blés. » Ces diverses autorités agissaient d’ailleurs en des sens contraires ; c’était l’usage du temps. Il ne faut pas trop s’en plaindre ; les oppositions réciproques maintenaient pour les sujets un reste de liberté.

Aussitôt qu’une hausse survenait, chaque province, chaque localité s’agitait ; pendant que les « jurats-gouverneurs » de Bordeaux pétitionnent auprès du Roi pour obtenir, « en raison de la disette de cette ville, » de tirer des blés de Normandie et de Bretagne « où il y a grande abondance, » les Normands pétitionnent de leur côté pour qu’on ne laisse pas distraire, au profit des autres régions, la moindre parcelle de leurs récoltes : « Est-il raisonnable, disent leurs députés, que nous arrosions le terroir de nos voisins pendant que le nôtre est pressé d’une si cuisante soif ? » La licence d’enlever des blés est-elle donnée à quelque seigneur,