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nul n’aurait pu le contraindre à s’éloigner, s’il s’était mis en tête de siéger dans l’assemblée à laquelle il appartient. Un parti d’opposition libérale se serait bien vite formé autour de lui et l’aurait en peu de temps ramené au pouvoir. N’est-ce point par peur de cette éventualité que le duc de Richelieu a exigé son éloignement ? Lui-même n’a-t-il pas eu tort de céder, et, quand il sera parti, n’essayera-t-on pas de le perdre dans l’esprit du Roi ? Aux questions qu’il se pose, c’est sa jeune femme qui répond. Elle n’a pas encore dix-huit ans. Mais, au spectacle des intrigues de cour dont elle est témoin depuis son mariage, elle a précocement acquis la maturité, l’expérience.

« Quand mon mari revint de chez le Roi, il m’apprit que le Roi, en acceptant sa démission, lui donnait le titre de duc et le nommait ambassadeur en Angleterre ; que le duc de Richelieu exigeait qu’il ne restât pas en France et n’acceptait le ministère qu’à cette condition. Je lui observai qu’en son absence, tous ses ennemis allaient tomber sur lui ; que les absens ont toujours tort ; qu’il n’aurait personne pour le défendre.

« — Tu ne peux rester ministre, soit ; mais tu dois demeurer à ton poste de pair pour répondre à ceux qui t’attaqueront.

« — Mes amis répondront pour moi.

« — Tes amis ! Tu quittes la partie ; ils la quitteront avec toi.

« — Non, ils me défendront. D’ailleurs, Monsieur a donné sa parole au Roi qu’après mon départ, les attaques cesseraient. »

Il croit encore à la parole de Monsieur ! Sa femme n’est pas convaincue. Mais elle se résigne, en pensant que la retraite à laquelle il a consenti sera favorable à sa santé compromise. Seulement, ses prévisions commencent à se vérifier dès le lendemain. Les journaux royalistes célèbrent la chute de Decazes avec des cris de cannibale. C’est un torrent de violences et d’injures, qui longtemps encore coulera. Chateaubriand écrit la phrase inexcusable : « Nos larmes, nos gémissemens, nos sanglots ont étonné un imprudent ministre : les pieds lui ont glissé dans le sang ; il est tombé. »

A partir de ce jour jusqu’à celui de son départ, les relations de Decazes avec le Roi ne sont plus, suivant l’expression de celui-ci, qu’une « agonie prolongée. » Les lettres royales qui lui parviennent encore présentent le caractère d’une lamentation. « Ton oppression m’arrache le cœur ; je n’ai pu conserver le meilleur des ministres, conserve-moi le meilleur et le plus tendrement