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Cette lettre, l’attitude de Monsieur pendant la nuit du crime, tout était pour entretenir les illusions de Decazes. Il ne savait pas que, dans la journée, ses plus ardens ennemis, réunis chez Vitrolles, s’étaient concertés pour déterminer le Comte d’Artois, d’une part, à se remarier afin de donner des héritiers à la couronne et d’autre part, à faire auprès du Roi une démarche solennelle à l’effet d’obtenir qu’il sacrifiât son ministre. Il ignorait que Monsieur, en écartant la première proposition, celle d’un mariage, que la grossesse de sa belle-fille permettait d’ajourner, avait agréé la seconde, promis d’agir sur son frère, conformément aux désirs de ses amis.

Il put s’en douter, le lendemain, en ouvrant les journaux. « Oui, monsieur Decazes, lui disait Martainville, dans le Drapeau blanc, c’est vous qui avez tué le Duc de Berry. Pleurez des larmes de sang ; obtenez que le ciel vous pardonne ; la patrie ne vous « pardonnera pas. » La Gazette de France dénonçait « sa complicité morale avec l’assassin ». Les Débats, la Quotidienne, le Censeur faisaient chorus ; Chateaubriand se distinguait par sa violence en s’associant à ces atrocités. Decazes, indigné, donna l’ordre au procureur général de poursuivre le Drapeau blanc. Une nouvelle lettre du Roi datée du 15, deux heures un quart, venait, dans ces épreuves, raffermir son courage. « Tes nouvelles, mon cher fils, me consolent un peu du mal que ton état d’hier m’avait fait… Je ne reçois ni le Drapeau blanc ni le Censeur. Mais leurs extraits font horreur. Tu as bien fait de les dénoncer. Je suis peut-être plus blessé que toi de l’infamie de Clausel. Mais j’avoue que je pense un peu là-dessus comme Col-lin : la Chambre en a fait justice. A bientôt, je t’aime de tout mon cœur. » Dans la soirée, nouvelle allusion à ces attaques des journaux. « Je lis ordinairement, mon cher fils, un peu en diagonale les œuvres de M. de Chateaubriand. Mais, aujourd’hui, je me suis imposé la pénitence de le lire en entier. J’en suis indigné. Je voudrais aller trouver l’auteur, et, le bâton haut, l’obliger à signer le désaveu de son infamie. » Et comme, ce même jour, les lois d’exception et la loi électorale avaient été déposées sur le bureau des Chambres, le Roi témoignait sa satisfaction : « Je suis bien aise qu’enfin les lois soient portées. J’espère que cela te donnera du répit. Pour y contribuer, je n’ai point commandé le Conseil pour demain. Mande-moi, je te prie, quand tu le veux et si tu exécutes le projet de Madrid. Bonsoir, cher fils ami. »

Mais il ne pouvait être question pour Decazes de se livrer au