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est si loin d’être faite entre Croates et Serbes qu’ils ne s’accordent pas sur le nom à donner à la langue qu’ils parlent. M. de Kallay ayant, dans une séance des Délégations, prononcé le mot de langue serbo-croate, sévit violemment interrompu et fut obligé de répondre : « Choisissez donc un nom unique, je m’engage volontiers à m’en servir ; mais pour l’instant, comme je ne puis dire : la langue croate, sans froisser les Serbes, ni la langue serbe, sans blesser les Croates, je répète : la langue serbo-croate. » — Et ce sont encore autant de particularismes dans le particularisme.

Rien, nulle part, ne pousse, n’achemine, même de loin, vers une unité nationale quelconque les peuples de la Monarchie austro-hongroise. Pas plus que l’union secondaire de la Croatie et de la Hongrie, l’union supérieure de la Hongrie et de l’Autriche n’a pu porter ce fruit. S’il est permis d’user de termes aussi barbares, l’Autriche, évidemment, ne songe point à se magyariser, mais chaque jour, au contraire, la Hongrie se désautrichianise. L’association, au lieu de se resserrer, se relâche et, sans que personne veuille la rupture, on ne voit agir de forces que dans le sens de la dissociation, tout au moins de la distinction : l’Autriche faisant un, et la Hongrie, deux. Avec une ténacité, une habileté, une fertilité d’invention merveilleuses, sous tout prétexte et à tout coin de rue, le gouvernement hongrois traque et expulse les souvenirs autrichiens. Le plan de remagyarisation de Budapest apparaît, méthodiquement conçu, méthodiquement exécuté ; et, dans la traditionnelle promenade où vos hôtes vous font admirer les agrandissemens, embellissemens, constructions et… démolitions de leur ville, regardez bien ; ce ne sont pas les démolitions qui sont le moins intéressantes. Devant la porte même de la Présidence du conseil, entre ce palais et celui de l’archiduc Joseph, au milieu de l’étroite place, en une sorte de clocheton gothique, assez vilain d’ailleurs, s’élève la statue, particulièrement déplaisante aux Hongrois, du général autrichien Heindsieck. Or il se trouve, comme par hasard, que l’on est contraint d’élargir et la Présidence du conseil qui occupe l’une des faces, et le palais de l’archiduc qui occupe l’autre, et le Palais royal, qui les relie sur l’un des côtés, de telle façon que, pris et écrasé entre les trois, le pauvre Heindsieck va fatalement être condamné à disparaître. Cependant, presque vis-à-vis, au bout des jardins du Palais, est le monument érigé aux honvéds hongrois et à leur chef, le vieux Georgey : à celui-là, on ne touche pas ; ici, il n’y a rien à bâtir. Mais sur la