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à faire de l’ancien royaume de Bohême au royaume de Hongrie. Le royaume de Bohême s’est éteint au plus tard et définitivement à la bataille de la Montagne-Blanche, en 1620 : depuis lors, la Bohême a subi le sort d’une terre conquise, d’une province ; elle a reçu ses lois toutes faites ; elle n’a jamais figuré ni stipulé dans aucun acte librement et souverainement[1]. Quoique vaincue et mutilée, au contraire, la Hongrie a vu se poursuivre et se continuer sans interruption, se perpétuer son existence nationale dont elle a, en 1896, fêté solennellement le millénaire. Au contraire de la Bohême, elle n’a jamais cessé de figurer et de stipuler librement et souverainement vis-à-vis de l’Autriche. Elle n’a point été prise par la maison de Habsbourg, elle s’est donnée à elle, sous des conditions débattues, acceptées, inscrites dans un traité, garanties en forme de serment juré, et portant expressément que la Hongrie n’était pas un pays conquis, mais « un royaume distinct et indépendant ». La Pragmatique Sanction de 1713, au regard de la Hongrie, n’a été qu’une confirmation de ce traité, et elle-même n’a acquis sa pleine valeur qu’après avoir reçu, dix ans plus tard, l’assentiment de la Diète hongroise. Le droit national de la Hongrie est un droit vivant et perpétué. Qui ne se réclame que d’un droit historique se condamne en s’en réclamant, car qu’est-ce qu’un droit historique ? Un droit mort. — Et le droit vivant n’est fait que de droits historiques abolis, et la politique n’est faite que d’histoire consommée, et les nations ne sont faites que de royaumes détruits. »

Ainsi, à Budapest, parle de la Bohême et de ses revendications plus d’un chef de parti. À ce langage, on reconnaît l’école réaliste dans toute sa dureté : non point absolument, peut-être, celle de M. de Bismarck : « La force prime le droit », mais celle qui, ne s’attachant qu’au fait et n’admettant rien en dehors ni au-dessus, formule d’un cœur impassible sa maxime : « La force est la condition du droit, et il n’y a pas de droit où le droit ne peut s’appuyer sur la force. » C’est là, évidemment, une doctrine que l’on professe plus volontiers pour autrui que pour soi-même et, si c’était leur tour de se croire lésés, ceux qui en accablent le voisin se plaindraient fort qu’il les en accablât. Mais, sans philosopher ou moraliser davantage, ne prend-on pas ici sur le vif la

  1. Les Tchèques, de leur côté, rappellent que l’empereur Ferdinand Ier avait, lors de son couronnement, juré de respecter leurs franchises nationales, et que, depuis lui, tous les empereurs, sauf Joseph II et François-Joseph, sont venus ceindre à Prague la couronne de saint Wenceslas.