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puissant pour les incommoder et les gêner. Ils étaient « des anarchistes d’en haut » ; on les appelait aussi « les fous de Dieu, qui prenait soin de les conserver ».

Sobieski avait sucé cette folie avec le lait. On lui avait enseigné qu’un noble polonais n’a la fierté sauve que lorsqu’on n’attente pas k son indiscipline et que son roi n’est qu’une ombre, et quand les fous lui offrirent une couronne, il leur témoigna sa reconnaissance en leur promettant qu’il ne serait qu’une ombre de roi. Il aurait voulu pourtant faire de grandes choses, reprendre Kamieniec au Turc, Kœnigsberg au Prussien ; mais il avait une mauvaise armée, et son armée était mauvaise parce qu’il répugnait aux Polonais d’en avoir une meilleure et que les diètes refusaient les fonds ; étaient-elles disposées à en donner, on trouvait des expédiens pour les dissoudre. Il aurait dû changer les institutions, réformer le gouvernement. Il y pensa, mais il avait savouré dès son jeune âge les délicieux plaisirs de l’anarchie, la joie qu’éprouve un Polonais à n’être pas gouverné, et peut-on réformer des abus qui ont fait les délices de votre jeunesse ? Cet anarchiste couronné se résigna bientôt à ne rien changer ; il laissa Kamieniec au Turc, Kœnigsberg au Prussien ; il découvrit qu’il était né indolent, et que si le premier degré du bonheur est de faire de grandes choses, le second est l’indifférence. Dans ses derniers jours, comme on l’engageait à écrire son testament, il répondit : « A quoi bon ? Que le feu dévore la terre après ma mort ou que le bœuf en mange l’herbe, que m’importe ? » Il devait finir ainsi, et Marysienka n’y fut pour rien. Et cependant, tout compté, tout rabattu, si Marysienka avait eu un grand cœur et un grand esprit, si la conscience du grand Sobieski lui était apparue sous les traits de la femme qu’il aimait, si une voix dont la musique l’ensorcelait lui avait prêché la repentance, les vertus austères et les nobles ambitions, que sait-on ? cet incurable eût peut-être guéri. Il y a des exemples de guérisons miraculeuses. Un médecin me disait : « Je ne condamne personne depuis qu’un malade que je tenais pour mort m’a fait la surprise et l’injure d’en appeler. »

Elle est curieuse, elle est triste, cette histoire qu’a si bien contée M. Waliszewski, et comme tous les contes où les vraisemblances sont observées, elle a sa moralité. Elle nous apprend que les maladies qui tuent les peuples ne sont pas celles dont ils se plaignent, mais celles qu’ils aiment jusqu’à refuser d’en guérir.


G. VALBERT.