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jamais incommodé les gens qui en vivent. » Le malheur est qu’elle avait compromis la gloire du héros qui avait la folie de l’aimer, et qui fut son prisonnier et son serf.

Non seulement elle s’était appliquée à le discréditer, elle ne lui a jamais donné que de funestes conseils. N’ayant pu obtenir du roi de France les faveurs qu’elle réclamait pour sa triste famille, elle devint l’ennemie acharnée de l’influence française et de la seule alliance qui pût sauver la Pologne. C’est elle qui jettera son mari dans les bras de l’Autriche ; c’est elle qui s’opposera plus tard à toute réconciliation sérieuse avec la cour de Versailles. On la détestait bien : la nouvelle s’étant répandue qu’un empoisonnement mettait sa vie en danger, Varsovie fut en joie, et on empêcha des missionnaires français, qu’elle patronnait, de dire des prières pour sa guérison. Elle était le mauvais génie de sa patrie d’adoption ; on tenait pour certain que Sobieski eût été un grand homme d’État s’il n’avait rencontré cette fatale aventurière, qui mit la royauté en quenouille : « — On en est encore en Pologne, dit M. Waliszewski, à pleurer et à maudire cette rencontre… L’universelle déception réclamait un bouc émissaire ; on prit cette biche. Et l’on ne savait pas encore les détails de l’étrange roman, qui avait mis Céladon sous le joug d’Astrée. Leur correspondance ne fut publiée, en partie et avec des omissions, qu’en 1859. À ce moment, la cause fut entendue : Marysienka passa pour un monstre, et son mari pour un exemple terrifiant des dons de Dieu compromis par les artifices du diable, je veux dire d’une diablesse. » Telle est la thèse des Polonais. Est-elle absolument vraie ? En bonne justice faut-il imputer à Marie de la Grange d’Arquien la faillite de Sobieski ?

Un point est hors de doute : elle a exercé sur lui une grande influence, un persistant et irrésistible empire. Son portrait en héliogravure nous l’apprend, elle était remarquablement jolie. Sa beauté était à la fois régulière et piquante ; elle avait le visage ovale, le nez légèrement aquilin, des yeux en amande, une petite bouche moqueuse qui, selon les cas, savait rire ou bouder, « une forêt de cheveux noirs et dans un corps un peu fluet, maigre à faire peur, disaient les envieuses, des trésors de grâce et de volupté, au dire du plus autorisé des témoins. » Dès le premier jour, elle l’avait pris, lui avait jeté un sort ; il tenta vainement de rompre le charme, il se révoltait, il s’insurgeait, leurs querelles étaient vives ; elle eut toujours le dernier mot, il désarmait, il se rendait.

Elle avait eu des amans, il eut des passades, mais il n’adora qu’une femme, et c’était elle ; une seule femme lui inspira des désirs