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en Amérique ceci ou cela, pratiqué tel genre, employé telle forme. Ainsi, Franklin est « le premier des humoristes américains » ; Washington Irving est « le premier Américain qui ait fait profession de littérature » ; Fenimore Cooper est « le premier Américain dont les œuvres aient été traduites dans toutes les langues » ; la Violette Jaune de Bryant est « le premier poème consacré à une fleur d’Amérique » ; Emerson est « le premier des grands écrivains nés dans la Nouvelle-Angleterre ». C’est là, sans doute, pour un critique, attacher trop d’importance à la question de priorité ; mais le livre de M. Brander Matthews n’est, après tout, qu’un simple manuel destiné aux enfans ; et ce n’est pas seulement en Amérique que des renseignemens de ce genre frappent, plus que tous autres, l’imagination des enfans.

Une seconde objection, et plus sérieuse, pourrait être faite à cet excellent petit livre. On pourrait s’étonner que, dans un ouvrage ayant pour objet de prouver l’américanisme de la littérature des États-Unis, l’auteur n’ait pas défini nettement en quoi consistait cet américanisme. Ou plutôt il y a bien tâché ; et plus d’une fois, après avoir affirmé que tel ou tel écrivain était un « véritable Américain », il s’est mis en devoir d’expliquer ce qu’il entendait par ces mots. Mais ces mots désignaient pour lui un ensemble de perfections si nombreuses et si diverses que les définitions qu’il en a données s’appliqueraient aussi bien, d’une façon générale, à l’honnête homme, au profond penseur, au poète inspiré de tous les pays. Lui-même, d’ailleurs, semble s’être rendu compte de l’insuffisance de ses explications, car il nous dit quelque part que, pour grande que soit la différence entre un Anglais et un Américain, « ce n’est point chose facile de déterminer au juste en quoi elle consiste ». Et il n’y a pas jusqu’à cet aveu qui ne nous démontre que l’agglomération composite des habitans des États-Unis est, aujourd’hui, « en travail d’une patrie ». Ces hommes venus de toutes les nations veulent être différens des autres nations ; ils veulent avoir un caractère propre, et tel que, depuis cent ans, tous les grands hommes de leur pays l’aient eu déjà à un haut degré ; ils veulent, à tout prix, trouver un bien qui les rattache aux Washington et aux Franklin, aux Longfellow et aux Lincoln ; et, en attendant que leur américanisme achève de se préciser, on peut dire que ce commun désir d’un caractère national suffit, dès maintenant, à le constituer.


T. DE WYZEWA.