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« Ainsi, — écrit-il à la fin de son étude sur Poe, — ainsi cet infortuné génie, né la même année qu’Olivier Wendell Holmes, a quitté le monde plus de quarante ans avant la fin de la brillante et honorée carrière de Holmes. Il avait eu de grands dons, les plus grands peut-être qui eussent été accordés à un poète américain : mais il n’eut point l’art de les ménager. Il avait eu de grandes chances, mais il les avait laissées échapper, l’une après l’autre. La fortune l’avait sans cesse favorisé ; mais il avait amené de son plein gré le naufrage de sa destinée. Tous ses malheurs n’avaient été causés que par sa propre conduite : et, il fut malheureux, ce fut entièrement sa faute. Comme l’a dit de lui Lowell, de son vivant même, « il a tout à fait manqué de cet élément « humain que, faute d’un meilleur terme, nous appelons le caractère, et « qui est parfois distinct du génie, mais que tout grand génie possède « par surcroît. »

Voilà l’auteur de Ligeïa bien durement traité, d’autant plus durement que, pour répréhensible que puisse paraître sa vie privée, on ne peut pas accuser son œuvre d’être immorale, ni de porter le reflet de la corruption de ses mœurs. Son œuvre n’est que belle, tout imprégnée de passion et de rêve. Mais, par l’excès même de sa beauté, elle perd ce caractère national qui est au contraire si marqué dans l’œuvre de Whittier et de Lowell : c’est l’œuvre d’Edgar Poe, infiniment plus que d’un Américain. Et M. Brander Matthews, et toute la critique de son pays avec lui, opposent à la vie et au génie de Poe ceux d’Olivier Wendell Holmes, « qui avait plus d’intelligence que d’imagination » et qui « s’était spécialement constitué le barde de Boston, où on le trouvait toujours prêt quand il y avait des vers à écrire pour une cérémonie publique, un dîner, un enterrement, ou la visite d’un étranger distingué ».


Mais je crains que, isolés ainsi du texte qui les entoure, ces jugemens sur l’américanisme des auteurs américains ne fassent l’effet d’être un peu monotones. Ils sont, en réalité, fort loin de l’être, quand on les lit dans le texte ; et c’est au contraire un spectacle curieux de voir avec quelle ingéniosité M. Brander Matthews assigne, à chacun des quinze grands écrivains dont il parle, un rôle spécial dans l’œuvre collective où il prétend qu’ils ont travaillé. Tout au plus pourrait-on trouver qu’à force de vouloir varier ses éloges, l’éminent critique a parfois donné à son livre l’apparence d’une Galerie des grands inventeurs plutôt que de l’histoire d’une littérature. De chacun des auteurs qu’il nous présente, il nous dit que, « le premier », il a fait