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littérature anglaise, elle ne tâche présentement qu’à se nationaliser. » C’est ce qui ressort pour nous, avec une évidence absolue, de la lecture non seulement des journaux et des revues des États-Unis, mais encore de leurs romans, de leurs recueils de vers, de leurs ouvrages d’histoire et de philosophie. Non pas que, autant du moins que nous pouvons en juger, la littérature américaine soit encore tout à fait parvenue à se nationaliser, et à rompre les liens de toute sorte qui la rattachaient jusqu’ici à la littérature anglaise : mais « elle y tâche », et sans cesse plus fort, avec une volonté sans cesse plus consciente. Vieux et jeunes, petits et grands, austères et badins, les écrivains des États-Unis ont tous entre eux aujourd’hui ce trait commun, à défaut d’autres, qu’ils n’entendent pas être pris pour des écrivains anglais, et qu’à tous propos, sur tous les tons, sous tous les prétextes, ils arborent fièrement leur américanisme. C’est dans leur pays qu’ils prennent, avec un soin jaloux, leurs allusions, leurs exemples, leurs comparaisons. Emerson et Longfellow sont les auteurs qu’ils citent ; leur guerre d’Indépendance et leur guerre de Sécession les approvisionnent de noms de grands capitaines et de faits d’armes fameux ; et s’ils ont à décrire un paysage, ils n’y mettent que les fleurs, les arbres, les oiseaux de chez ‘ eux. On sent qu’ils n’épargnent rien pour donner à leurs écrits un caractère national, pour en faire des produits essentiellement américains, libres de toute obligation envers notre vieille Europe. Leur langue même, s’ils le pouvaient, ils l’américaniseraient ; ou plutôt c’est à quoi ils s’emploient en effet, répétant avec insistance certaines expressions locales, altérant le sens de certains mots au point qu’on a pu publier déjà des Dictionnaires américains, mais surtout s’efforçant de donner à leur phrase un rythme spécial, plus court, plus net, plus courant que le rythme ordinaire de la phrase anglaise. Et cela ne les empêche pas, quand ils ont du talent, de différer autant les uns des autres qu’ils diffèrent des écrivains anglais ; ni, dans le reste des cas, cela ne les empêche pas de se rattacher de fort près aux écrivains anglais : de telle sorte que je ne vois pas, jusqu’ici, un seul mouvement de la poésie ou du roman anglais qui n’ait eu aux États-Unis son contre-coup immédiat et direct. Mais, d’abord, rien ne prouve qu’à force de vouloir s’émanciper et devenir nationale, la littérature américaine n’y parvienne quelque jour : il y suffirait de quelques hommes de génie, comme elle en a produit déjà en assez grand nombre, dans un temps où, malheureusement, elle n’avait pas pris encore tout à fait conscience de la nécessité qu’il y avait pour elle à devenir nationale. Et puis, quel que doive être le résultat de cet effort de nationalisation,