Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/932

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

propriété, l’état de la famille, certaines habitudes de vie, une certaine tournure de l’esprit… La théorie n’est pas neuve, puisqu’elle est exposée tout au long dans l’Esprit des Lois. Michelet s’en inspirait, dans son « Tableau de la France ». Taine en faisait l’idée maîtresse de son Histoire de la littérature anglaise. Les romanciers naturalistes la parodiaient quand ils recherchaient comment se comportent les passions de l’amour dans le cœur d’un charcutier ou d’une marchande des quatre saisons. Ce qui appartient à M. Demolins, c’est d’avoir donné à cette vue la précision et la rigueur d’un système, et de nous la présenter entourée d’un appareil qui, sans que le doute soit permis, est celui de la science. « Je voudrais faire comprendre comment — de science certaine — se fabriquent, par exemple, un Auvergnat ou un Normand, un Provençal ou un Lorrain, un Limousin ou un Champenois, un Tourangeau ou un Corse. » Assistons donc à cette fabrication.

Poètes et touristes, du temps qu’il y avait des poètes et qu’on faisait son tour de France, ont à l’envi célébré nos campagnes, la variété de leurs aspects, la douceur de leur ciel, la richesse et la diversité de leurs produits.


France ! ô belle contrée, ô terre généreuse
Que les dieux complaisans formaient pour être heureuse !


Ainsi chantait André Chénier, et il disait nos « arbres innocens », nos « vins délicieux », la « grasse olive aux liqueurs savoureuses », nos coteaux, nos prés, et « les fertiles champs voisins de la Touraine ». Rien n’est plus curieux et d’ailleurs plus instructif, que d’opposer à ce point de vue des peintres et des écrivains celui de l’économiste : on voit bien alors qu’il faut toute la candeur et la puissance d’illusion dont les purs littérateurs sont coutumiers, pour croire à l’innocence des arbres ! Vous arrive-t-il, dans la région des plateaux, de laisser, avec une sorte de jouissance sensuelle vos yeux se reposer sur les herbages épais et gras où pâturent lentement les bœufs ? L’économiste, qui, en sa qualité de savant, remonte aux causes et suit dans leur enchaînement les conséquences lointaines, vous frappe sur l’épaule et vous éveille de cette béate contemplation. Il vous fait remarquer que l’herbe est « communautaire ». Le mot est barbare, mais c’est bien de mots qu’il s’agit ! Formé par la communauté pastorale, l’homme n’est pas porté au travail intense, à l’initiative. Il s’appuie sur la famille, sur les voisins. Il devient le frelon et non pas l’abeille. Que la communauté vienne à se dissoudre, les individus qui y ont appartenu sont faiblement armés pour la lutte. S’ils émigrent, toute leur ressource sera de