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Comme on le voit, le nombre des femmes appartenant aux professions intellectuelles l’emporte de beaucoup sur celles appartenant aux professions manuelles. Il suffit, au reste, de jeter les yeux sur les lettres reçues par la Société d’émigration pour s’en convaincre. Rien n’est triste comme la lecture de ces lettres, écrites presque toutes d’une écriture fine et distinguée, sur joli papier. Elles respirent la mélancolie, le découragement, parfois le désespoir. « Je suis forcée de reconnaître, écrit l’une, qu’en France, je resterai toujours ce que vous appelez une non-valeur, malgré mes vingt ans, puisque je n’ai pas de dot. » — « Voulez-vous avoir la bonté, écrit une autre, de me donner tous les renseignemens nécessaires sur les obstacles qu’il faut surmonter. Ne craignez pas de m’effrayer ; je suis habituée à la vie. » Et une troisième : « J’ai, pour la première fois, vu un peu clair dans cet avenir qui jusqu’à présent m’avait toujours paru si sombre. »

Toutes ces candidates à l’émigration ne sont cependant pas des vaincues de la vie. Quelques-unes sont, au contraire, très jeunes. L’une d’entre elles parle de ses seize ans. Ce sont des aventureuses, des romanesques. L’existence des femmes en France leur paraît plate et prosaïque. Elles voudraient voir des pays nouveaux. Au contraire, l’existence aux colonies plaît à leur imagination. Elles ont toujours rêvé quelque chose comme cela. Qu’on leur trouve un emploi. Elles sont prêtes à partir. Sur quelque ton que ces lettres soient écrites, on sent qu’elles émanent de braves filles, intelligentes, courageuses, et qui ne demandent qu’à bien faire. Si vraiment nos colonies ont besoin de femmes, elles peuvent en toute sécurité s’adresser à la Société d’émigration. La Société leur en fournira, dignes de ce nom.

Quel accueil les colonies ont-elles fait à ces offres ? Au début, cet accueil a été un peu froid. Les colonies n’avaient pas confiance dans ce nouvel article d’exportation qu’on proposait de leur envoyer. La qualité leur en paraissait douteuse. Peu à peu cependant, à mesure que le but poursuivi par la Société a été mieux compris, la confiance est venue, et les offres aussi, mais en nombre encore insuffisant : trente-neuf seulement. La difficulté provient surtout de ce que les offres ne répondent pas aux demandes. On offre aux colons des institutrices, des dames de compagnie, des sages-femmes ; ils demandent des cuisinières ou des femmes de chambre. Or, cuisinières et femmes de chambre ne sont pas disposées à quitter la