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colonies pour s’assurer des ressources, les pousse à les conquérir par les armes. Il s’ensuit que leur concurrence effrénée multiplie les cas de guerre entre eux à mesure qu’ils se créent plus d’appétits et de moyens de les assouvir ; en outre, la facilité des transports les expose autant qu’elle les invite aux invasions. Mais, d’une part, plus leurs convoitises leur suscitent d’occasions de se disputer dans les batailles les objets de jouissance, plus ils souhaitent la paix pour en jouir ; et, d’autre part, plus il leur faut d’énergie et d’endurance pour soutenir ces luttes, plus leur genre de vie s’amollit par les richesses, plus s’adoucissent leurs mœurs et décroissent leur vigueur et leur esprit belliqueux.

Ils gagneraient donc à spécialiser l’état militaire par une sélection des individus que l’atavisme y prédispose et que leur constitution physique y rend propres encore. Mais voilà que, par une fatalité nouvelle, les armées deviennent de plus en plus nombreuses et se recrutent de tous les mâles adultes indistinctement. Ce n’est pas tout : l’inégalité des intelligences s’accuse davantage à mesure que s’élève la moyenne des connaissances requises pour entrer dans les carrières qui assurent la plus large existence ; de là, une progressive inégalité des fortunes, favorisée prodigieusement par le progrès de la spéculation financière. Il en résulte que les multitudes enrôlées sous les drapeaux sont composées d’hommes aisés, qui supportent avec impatience le régime dur et grossier imposé au soldat, et de pauvres, que nul intérêt palpable n’attache solidement à la patrie ; l’abnégation qu’on exige d’eux est vraiment héroïque. On sent combien est réduit le nombre des hommes qui font par vocation ce que le devoir exige de leur volonté. Ajoutons que c’est précisément de nos jours, à une époque où les nerfs surexcités sont devenus impressionnables à l’excès, que les troupes sont appelées à subir, dans l’incertitude et l’immobilité, l’attaque lointaine d’armes à feu savamment meurtrières dont l’immense portée dissimule la position.

En somme, il faut convenir que, aujourd’hui, chez les peuples civilisés, tout conspire à rendre le tempérament, les habitudes, les penchans de la foule et de l’élite, sauf une minorité spécialement douée, moins dociles au régime militaire et rebelles aux tâches sanglantes qu’imposent à ces peuples leurs conflits nés de leur évolution même, de leurs besoins factices, multipliés sans mesure.

Ainsi, la guerre persiste avec une atrocité croissante, et l’âme