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J’ai lieu d’espérer que les patriotes, même les plus libéraux, se laisseront induire, par ces motifs, à admettre l’utilité d’une juridiction militaire spéciale, à respecter l’institution des conseils de guerre. Il ne s’agirait plus, selon eux, que d’accommoder à l’esprit démocratique l’instruction des affaires disciplinaires qui sont du ressort de ces tribunaux et la façon de les juger. Il s’agirait d’accroître en faveur de l’accusé les garanties d’indépendance pour les juges et d’assurer à la procédure comme aux arrêts le contrôle de la nation tout entière. On supprimerait, par exemple, le huis-clos.

Ce programme de réformes est inspiré certainement par les intentions les plus élevées, il est généreux et l’on ne saurait trop souhaiter qu’il fût applicable à une institution militaire. L’est-il ? Je ne le pense pas. Je ferai observer tout d’abord qu’il retire implicitement la concession précédemment faite à la nécessité de préserver l’esprit militaire des atteintes du milieu social contemporain. Au fond, il identifie la justice militaire à la justice civile et ne fait qu’ajouter à celle-ci un organe de plus, un tribunal de même espèce, sujet aux mêmes inconvéniens à l’égard de l’efficacité du commandement. Or les motifs qui ont déterminé les différences entre la juridiction militaire et la juridiction civile subsistent encore, et ils subsisteront aussi longtemps que la guerre. Il faut oser l’avouer : la même raison qui fait de la guerre une survivance monstrueuse du passé fait, hélas ! fatalement, de la discipline militaire, dans un monde jaloux de la liberté individuelle, une anomalie, et, par suite, fait du tribunal qui en assure le respect et en punit le mépris dans les cas les plus graves un tribunal d’exception. Sans doute, l’attitude menaçante des armées jure avec les mœurs raffinées et molles de la société moderne : ce sont des molosses qui s’observent en grondant au seuil de villas parfumées. Mais chacun d’eux est un gardien vigilant : Cave canem ! et puisque sans lui le foyer, le boudoir et la caisse ne seraient pas en sûreté, il faut bien, bon gré mal gré, lui concéder les moyens de vivre. Il serait illogique et injuste de lui demander sa protection contre les attaques du dehors et de lui rogner les dents et les ongles. Car, enfin, s’il regagnait les bois en nous disant : « Arrangez-vous ! » nous serions bien attrapés, à moins que tous ses pareils s’entendissent pour l’imiter, ce qui est douteux. Comme, d’ailleurs, nous savons bien que jamais il ne nous jouera ce mauvais tour, il y aurait lâcheté puérile à lui disputer les conditions de son emploi, à