Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/720

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’était épanchée à huis clos, et l’on n’a jamais su au juste ce qu’il avait dit. D’après les récits qui paraissent les plus fidèles, il se serait borné à déclarer que le moment viendrait peut-être où l’Angleterre aurait besoin de l’énergie et du dévouement de tous ses enfans. Sans découvrir aucun péril immédiat et surtout sans désigner aucune autre puissance, il aurait fait entendre une sorte de Sursum corda ! On ne comprend pas très bien pourquoi il a choisi précisément des banquiers pour leur tenir ce langage : quelques-uns, en sortant de là, se sont empressés de courir à la Bourse, et les vagues appréhensions du premier ministre ont pris aussitôt, sur le terrain des affaires, un caractère plus précis. Il en est résulté plus d’émotion peut-être que lord Salisbury n’avait voulu en provoquer. Les hommes politiques anglais, séparés du continent par la Manche et jouissant dès lors d’une sécurité qu’ils regardent comme absolue, ont pris l’habitude de dire sans réticences ce qui leur vient sur le moment à l’esprit ; ils ne pèsent pas toujours leurs paroles, et se préoccupent peu du retentissement qu’elles risquent d’avoir ; ils n’y songent qu’après coup, lorsqu’ils constatent l’effet produit. L’incertitude qui a pesé sur le discours familier de lord Salisbury, trop familier peut-être, a permis de supposer tout ce qu’on a voulu, et l’impression n’a pas été atténuée par le grand tapage qui s’est fait bientôt après autour de celui de M. Chamberlain. Trop de mystères d’un côté, trop de confidences de l’autre. Quoiqu’il soit premier ministre et qu’il ait à ce titre le droit de traiter toutes les questions, nous ne nous rappelons pas que lord Salisbury ait jamais parlé des affaires coloniales, pour lesquelles M. Chamberlain est particulièrement compétent, avec l’abondance que celui-ci a mise à parler des affaires étrangères. On aurait cru qu’il était le chef du Foreign Office, s’il ne s’était pas montré d’ailleurs aussi peu satisfait des résultats obtenus par ce département ministériel dans ces derniers mois. Non pas qu’il ait attaqué lord Salisbury ; sa situation ne le lui permettait pas ; il a fait pis, il l’a défendu, il a plaidé pour lui les circonstances atténuantes. Si lord Salisbury n’a pas obtenu davantage, ce n’est pas sa faute : comment aurait-il pu le faire, désarmé comme il l’était ? Depuis la guerre de Crimée, c’est-à-dire depuis près d’un demi-siècle, l’Angleterre n’a pas d’alliances, et que faire sans alliances ? Sa politique d’isolement, — de splendide isolement, disait naguère M. Goschen avec une merveilleuse complaisance oratoire, — a pu être bonne autrefois, elle ne l’est plus aujourd’hui. Elle était bonne au temps où les puissances continentales agissaient elles-mêmes séparément. Il valait mieux que l’Angleterre conservât sa liberté, sans prendre parti dans