Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/712

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je mets des points d’orgue[1]… » Voilà pourquoi ils en mettent tous, et c’est parce qu’un Weingartner, un Richter et autres savent et comprennent ce pourquoi, que, tenus par eux, les points d’orgue de Beethoven, de Weber et de Wagner prennent une grandeur, une beauté taciturne et profonde que nous ne leur connaissions pas.

Je n’ai pas admiré sans quelques réserves l’interprétation par M. Richter de la symphonie avec chœurs. Le premier morceau fut conduit avec un peu de lourdeur, un peu de raideur archaïque aussi. J’aurais souhaité le début plus frissonnant et plus mystérieux ; moins pesant, avec non moins de puissance, le développement de la seconde reprise. N’importe, la rude besogne s’est accomplie rudement. Et puis M. Richter a mis dans son jour, dans tout son jour orageux et sombre, certain la bémol dont on a très bien dit qu’il vaut tout un monde, parce qu’il transforme en effet le monde moral de la symphonie, qu’il la détourne de la colère et de l’agitation vers la mélancolie et le doute. L’adagio peut-être n’a pas assez chanté, surtout quand a surgi la seconde, l’adorable phrase, belle comme le mouvement après un trop long repos, comme un nouveau désir né d’un trop long bonheur. Mais le scherzo, le finale, ont été merveilleux. J’entendrai, je verrai longtemps le début du scherzo, le chef d’orchestre assénant de sa main gauche le premier coup de timbale et presque aussitôt, de sa main droite, enlevant l’orchestre tout entier. Alors apparut, éclata la parfaite convenance entre la forme visible et la forme sonore ; alors la vie, l’essence même de l’être se révéla deux fois et les deux fois jusqu’à l’évidence. Et le scherzo tout entier fut une perpétuelle illumination, l’éclosion continue et scintillante de milliers de lueurs et de feux. S’il est vrai, comme on l’a raconté, que Beethoven ait trouvé ce rythme en voyant s’éclairer le soir les rues et les maisons de Vienne, jamais sa vision ne fut mieux rendue que par M. Richter. Sous chaque touche du bâton, qui semblait une torche, un point brillant jaillissait, et l’orchestre à la fin n’était plus qu’un immense semis d’étoiles.

Le trio ne fut pas moins admirable, mené sans pitié pour la démarche lourde et haletante du cor. On a beau savoir que cet instrument, aujourd’hui pourvu de pistons, n’a plus rien à redouter pour la justesse de ses intonations, son timbre n’en garde pas moins quelque chose de gauche, de timide, qui fait que l’auditeur continue de craindre, d’une crainte avec laquelle il s’étonne et s’émerveille toujours de voir un chef d’orchestre, intrépide, ne pas compter.

  1. Traduit et cité par M. Maurice Kufferath dans sa très intéressante brochure : l’Art de diriger l’orchestre ; Paris, Fischbacher, 1891.