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mari entre. Il a vu ce mobilier dans la cour, s’est informé, et a généreusement racheté les meubles de son bon ami Julien. Julien ne peut plus, en conscience, tromper cet homme-là, du moins tout de suite. « Toi, mon bonhomme, murmure-t-il en aparté, je te surveille ; et, à ta première indélicatesse avec moi, je ne te rate pas. »


La bile ardente et le beau style passionné de M. Octave Mirbeau éclatent dans cette autre pochade (une pochade à la Daumier, celle-là) : l’Epidémie.

Un conseil municipal apprend que la fièvre typhoïde sévit dans les casernes de la ville. « Ce ne sont que des soldats ; qu’est-ce que ça nous fait ? » Mais on annonce qu’un bourgeois a succombé à l’épidémie. Le conseil s’affole, entonne le panégyrique du défunt, et vote un emprunt de cent millions pour mesures de salubrité. La donnée est donc fort simple, mais elle est développée avec une rare puissance verbale et une outrance étonnamment soutenue.

Et ce serait une satire farouche, si ce n’était, plutôt, un truculent exercice littéraire. Cela, pour deux raisons, je crois : l’artifice presque constant de l’exécution, et une certaine difficulté à saisir nettement l’objet même de cette « charge » furibonde.

L’artifice consiste d’abord à mettre dans la bouche des personnages de hideuses paroles, conforme s’peut-être à leur hideuse pensée secrète, mais que jamais, dans la réalité, ils ne prononceraient. Ainsi le maire, excusant l’absence du conseiller Barbaroux, boucher de son étal : « Notre honorable collègue aurait été arrêté pour avoir vendu à la troupe de la viande corrompue, ou soi-disant telle. Nous n’avons pas, je pense, à nous prononcer sur cet incident purement commercial. » Et le docteur Triceps : «… Dois-je ajouter que notre collègue Barbaroux s’est toujours montré un boucher d’une loyauté parfaite envers ses cliens civils et que, s’il est vrai qu’il a vendu des viandes corrompues, ce n’a jamais été qu’à des militaires, dont je m’étonne que les estomacs soient devenus tout d’un coup si intolérans, et à des pauvres, ce qui n’a pas d’importance. » Ainsi encore le maire : « L’épidémie n’a pas atteint d’officiers, heureusement ! Le mal s’arrête aux adjudans. » Et les conseillers : « Si les soldats n’ont pas d’eau, qu’ils boivent de la bière ! — Plaignons-les, je le veux bien, mais les soldats sont faits pour mourir ! — C’est leur métier ! — Leur devoir ! — Leur honneur ! — Aujourd’hui qu’il n’y a plus de guerre, les épidémies sont des écoles, de nécessaires et admirables écoles d’héroïsme. » etc.

Vous sentez la convention, d’autant plus déconcertante ici que ces