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M. Bodley nous pousse aux aventures ; mais il doute que ses conseils soient écoutés, que nous soyons disposés, dès maintenant, à recourir aux mesures violentes pour réformer des abus dont vivent beaucoup de gens et auxquels les sages se résignent : n’a-t-on pas dit que la perfection de la sagesse humaine est d’être heureux avec de gros abus ? On est fondé à croire que la grande majorité des Français s’est convertie aux principes conservateurs, c’est-à-dire que, coûte que coûte, elle désire conserver ce qu’elle a, qu’elle préfère le moineau qui est dans sa main au pigeon qui est sur le toit. Il n’y a plus en France de religion politique ; les révolutions sont des écoles de scepticisme. Nous nous sommes dégoûtés aussi de la politique de sentiment, de la politique du panache, et c’est fort heureux : entourés de peuples qui ne songent qu’à leurs intérêts, nous prêcher la chevalerie, c’est nous demander de faire le jeu et la joie de nos ennemis. Nous sommes devenus utilitaires ; nous pesons les maux et préférons les moindres, nous comparons les biens et choisissons les moins coûteux, qui sont souvent les plus sûrs.

Les indifférens eux-mêmes, quand ils consentent à réfléchir sur les affaires publiques, reconnaissent que malgré ses faiblesses, ses misères, le décousu de ses idées et de sa conduite, la République parlementaire nous a rendus de grands et évidens services, qu’elle a travaillé à notre relèvement, qu’après de cruels désastres, nous faisons aujourd’hui assez bonne figure dans le monde. Les indifférens ont pour principe qu’il ne faut pas demander que tout soit bien, il leur suffit que tout soit passable. Au surplus, ce qui les aide à patienter, sans être trop inquiets sur l’avenir, ce sont certaines institutions, semblables, a dit quelqu’un, à des rochers émergeant d’un océan de sable. M. Bodley, qui nous connaît bien, comprend mieux que la plupart des étrangers les raisons secrètes de l’attachement passionné qu’a la France pour son armée. Dans un temps où l’or et l’argent sont de toutes les idoles les plus fêtées, elle représente l’abnégation, la vie dure, le désintéressement ; dans une société indisciplinée et bavarde, où ce sont souvent les subalternes qui commandent, elle représente l’ordre, la règle, la fierté qui sait obéir et se taire. Ne touchez pas à l’armée ! Quoi qu’il puisse nous arriver, elle est notre suprême en-cas, et, de toutes nos espérances, celle qui risque le moins d’être déçue.


G. VALBERT.