Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/683

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

électorale, on l’interrompit dans ses discours, en lui criant : « Parlez-nous de lui ! Il vivrait encore si vous l’aviez aidé ! » Il est dur de n’être pas élu, il est plus dur encore de devoir son échec à un frère qui n’exista jamais.

Le cas discuté en présence de M. Bodley était beaucoup plus difficile à résoudre. Les deux concurrens étaient l’un comme l’autre des partisans intrépides de la libre pensée, et ils appartenaient à la même loge maçonnique.

L’un, vétérinaire de son état, expert dans son métier et radical à tous crins, n’avait aucun goût pour les généraux qui aspirent à la dictature ; l’autre, radical-socialiste, qui avait été durant dix jours sous-préfet sous la Commune, s’était converti au boulangisme. Le débat fut vif, orageux ; on s’échauffait, on vociférait, on beuglait, et le Parisien de Normandie, pris pour arbitre, suait à grosses gouttes : cette affaire lui paraissait fort compliquée, pour la première fois il se sentait embarrassé d’avoir à régler les destinées de la France.

En sortant du café de la place de la République, M. Bodley suivit l’avenue Gambetta, dont les murailles blanches réverbéraient les rayons d’un soleil torride. Quelques minutes plus tard, il entrait dans une maison modeste, mais confortable, qui servait de logement et d’atelier à un sculpteur en bois, que son industrie, renommée dans le pays, avait mis à l’abri du besoin. Là, dans un appartement frais et bien tenu, il trouva des gens tranquilles, qui ne ressemblaient point à des tribuns de cabaret, « une famille provinciale, nous dit-il, formant un groupe très français ». Le père avait blanchi dans l’exercice d’une profession intelligente ; sa femme, robuste et amie de l’ordre, tenait ses livres aussi bien que son ménage ; leur fille, fort agréable, avait épousé un jeune cultivateur des environs, qui venait d’achever son service militaire : « Dans cette chambrée de gens contens, je trouvais rassemblé tout ce qui fait la prospérité et la vraie gloire de la France, industrie, amour de la règle, sentimens de famille, instincts d’art, culture du sol, accomplissement du devoir patriotique et collaboration constante des femmes dans le règlement de la vie, tout cela comme imprégné d’un air de vieille civilisation latine, qu’on respire souvent dans les humbles sphères et pas toujours dans les classes supérieures. » Quand un Anglais est curieux, il ne l’est pas à moitié ; M. Bodley ne put se tenir de demander au maître de cet humble logis ce qu’il pensait de l’élection qui se préparait. La réponse qui lui fut faite, il l’a souvent entendu répéter depuis : « Je ne m’occupe pas de politique, monsieur. » — « Les membres de cette digne famille,