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l’homme extraordinaire qui a créé la France moderne, du grand et admirable liquidateur de la Révolution, qui sut concilier les idées nouvelles avec les penchans héréditaires et verser le vieux vin dans de nouveaux vaisseaux : « Napoléon, dit M. Bodley, était le plus grand maître de détails que le monde ait jamais vu. » Les institutions qu’il a données à la France prouvent qu’il savait bâtir sur le solide ; elles ont traversé tout un siècle de crises et de tempêtes, et elles ne sont ni vieilles ni caduques. Pourquoi faut-il qu’à ces institutions bienfaisantes et appropriées à son tempérament, la France en ait ajouté d’autres, empruntées à l’Angleterre et qui ne sont bonnes que pour les Anglais ? Ce n’est pas au régime républicain qu’en a M. Bodley ; république ou monarchie constitutionnelle, c’est tout un pour lui. Aristote a dit que l’homme est un animal politique ; M. Bodley pose en principe que le Français n’est pas un animal parlementaire et que nous ne recouvrerons la santé, que nous ne respirerons à l’aise que le jour où nous nous serons débarrassés d’une importation étrangère qui nous est funeste.

Disraeli faisait dire au héros d’un de ses romans, en route pour l’Orient : a Je pars pour un pays que le ciel n’a jamais gratifié de cette fatale drôlerie qu’on appelle un gouvernement représentatif. » M. Bodley est convaincu que ce genre de gouvernement, vaille que vaille, convient à l’Angleterre, mais n’est ailleurs « qu’une fatale drôlerie ».

Il nous rapporte en détail un incident de ses voyages d’étude, qui lui a laissé une ineffaçable impression. C’était l’époque du boulangisme. Il se trouvait alors dans une ville du Midi, et il entra un matin dans le plus beau café de la place de la République, où s’étaient assemblés, le docteur en tête, les gros bonnets du conseil municipal pour conférer sur les mérites et les titres de deux candidats à la députation. Un voyageur de commerce en rouenneries assistait à ce débat et disait son mot ; c’était un bon juge en de pareilles matières ; depuis longtemps, la capitale et les provinces n’avaient plus de secrets pour lui. Si l’un des candidats en compétition avait été un modéré, un républicain de gouvernement, on lui eût bien vite réglé son compte, on eût bientôt fait de décider qu’il était non seulement un crétin, mais un homme de moralité louche, qui avait de vilaines histoires dans son passé. J’ai connu un candidat à la députation qui, dans une réunion publique, fut accusé de fratricide pour n’avoir pas assisté son frère dans l’embarras. En vain jurait-il son Dieu et sa foi qu’il n’avait jamais eu de frère ; on lui disait : « Prouvez-le ! » Il est malheureusement très difficile de prouver qu’on n’a jamais eu de frère, et, jusqu’à la fin de sa campagne