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pieds semblables marchant vers le même océan… Mais, s’il est un geste que, grâce aux harmonies encore inexpliquées du système myologique et nerveux, un être seul puisse faire et que nous avons envie de revoir, s’il est une inclinaison de tête que seul cet être puisse donner, un sourire que seul il puisse sourire, c’est ce geste qui nous le décèlera. Pour le Christ, ce geste était de rompre le pain et de l’offrir. Tant qu’il ne fit pas cela, les disciples sentaient bien, en leur cœur, la présence de quelque chose qu’ils avaient aimé, car « il était brûlant », dit l’Écriture. Le cœur reconnaît plus vite que les yeux. Mais les yeux avaient besoin du geste pour être persuadés. Nous de même, avec les portraits de nos contemporains. Et ce geste qui est le geste de ressemblance, c’est-à-dire plutôt de dissemblance avec le reste de l’humanité, n’est pas nécessairement le geste le plus accoutumé de l’individu, ni le plus conforme à sa profession. C’est une erreur totale que de caractériser un écrivain en l’embarrassant d’une plume d’oiseau ou un général en lui donnant un képi à garder sur son cœur comme une couvée qu’on vient de dénicher, ou de faire renifler à un chimiste une éprouvette, car loin d’être là un trait spécifique, c’est le trait que l’homme a de commun avec tous les écrivains, tous les généraux et tous les chimistes. Mais de saisir les mouvemens ou les inflexions de la charpente humaine, la chute de l’épaule droite pour l’écrivain toujours penché du côté où sa plume écrit et de l’épaule gauche pour le soldat qui porte le sabre à gauche, déterminer la raideur ou la mollesse du cou, prisonnier dans le hausse-col ou libre, sur la chemise, le tic des muscles orbitaires ou orbiculaires, le plus ou moins de relief de l’os malaire, et tout ce que le métier habituel, le travail, les accidens ou la santé donnent de physionomie individuelle aux muscles affleurant à la peau, depuis le frontal plus ou moins plissé pour l’attention jusqu’aux phalanges unguéales plus ou moins usées par la besogne, voilà, avec mille autres particularités de l’individu, les points de dissemblance qui le feront reconnaître.

C’est ce point de dissemblance qui fait qu’on dit parfois : ce doit être ressemblant ! d’un portrait dont on n’a jamais vu le modèle. Car, pour pouvoir juger de la ressemblance, il faudrait avoir connu l’individu auquel l’image ressemble, mais, pour reconnaître la dissemblance, il suffit de connaître l’Espèce, et voyant en quel point l’image en diffère, on augure quelle reproduit bien ce qui n’était que de l’individu. Qu’on ne s’étonne pas de nous voir attacher