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qui prévalent dans l’entourage tory de George III, et vous comprendrez l’inévitable venue au monde de l’Union américaine. Trois causes cimentent l’intimité d’une colonie avec sa métropole : communauté de religion, communauté de langue, communauté d’intérêts. Deux de ces liens, sur trois, avaient disparu au moment de la déclaration d’indépendance entre la vieille et la nouvelle Angleterre, ou plutôt, n’avaient jamais existé.

Mais Turgot avait dit son fameux mot sur les fruits mûrs qui tombent de l’arbre ; il l’avait dit vingt-cinq ans avant l’événement. C’était à la fois une métaphore et une prophétie. Or les métaphores ont la vie dure, et les prophéties, quand elles se réalisent, deviennent des dogmes pour la génération suivante. De là, parmi les hommes d’Etat anglais, un découragement qui se crut très philosophique. Puisque les colonies doivent un jour se détacher de la métropole, à quoi bon des colonies ? L’Amérique n’avait jamais tant rapporté que depuis sa séparation. Elle vendait de la laine et du coton ; elle achetait des produits anglais : que pouvaient lui demander de plus Liverpool et Birmingham, Manchester et Sheffield ? Les colonies actuelles imiteraient, dans un temps donné, l’exemple des Etats-Unis. Le mieux était de s’y résigner, de s’y préparer, en les habituant, par l’autonomie parlementaire, à la liberté complète. Voilà ce que disait la sagesse des Gladstone et des Cobden. Un grand mouvement d’émigration avait commencé après 1815 et s’accélérait, après 1840. Un nouvel empire se créait par la force des choses, et les hommes d’Etat semblaient n’en rien savoir. Le ministère des Colonies n’était qu’un bureau de renseignemens et une agence d’émigration ; la première qualité du ministre, c’était de ne pas croire à l’empire colonial.

Les choses ont marché ainsi jusqu’au jour où l’évidence s’est faite. Les gens de la Cité ont enfin compris que l’Amérique, au lieu d’être une cliente naïve et docile, était la plus redoutable des concurrentes, et que, si l’Australie, le Dominion du Canada et l’Afrique du Sud suivaient la même voie, c’en était fait du commerce anglais. La métaphore du fruit mûr avait dit son dernier mot ; une autre image a pris sa place. Les colonies sont les membres du corps politique. Or les membres ne tombent pas d’un corps vivant et on ne les retranche que s’ils peuvent communiquer la maladie ou la mort au reste de l’organisme. Il suit de la que nul n’a le droit de proposer la séparation des colonies.