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Vive le Roi ! Ces détails répétés dans la foule aiguillonnaient la curiosité ; chacun se hâtait de prendre place ; toutes les têtes se tournaient vers la rue Royale ; toutes les lorgnettes se braquaient sur ce point : les guinguettes des foires de la place se vidaient ; les balustrades de pierre se garnissaient de curieux ; l’immense espace était noir de têtes ; on eût cru voir tout le peuple de Paris assemblé.

Un peu avant trois heures, on vit poindre, tournant l’angle de la rue Saint-Honoré, l’escorte des gendarmes ; ils entrèrent dans la place, fendant la foule : on remarqua leur air morne et leur silence. Le peuple lui-même se taisait et regardait anxieusement : les deux chariots parurent, se suivant, minuscules dans cet immense décor ; les baïonnettes de la troupe luisaient au soleil ; on apercevait leur double ligne serpentant vers l’échafaud, encadrant les charrettes où cahotaient les condamnés, debout, pressés l’un contre l’autre, la tête découverte. Ils causaient paisiblement entre eux ; tous paraissaient tranquilles ; quelques-uns des hommes riaient. La foule, ébahie de tant de sang-froid, se taisait : elle s’attendait à autre chose. Comme les condamnés ne montraient pas le poing, elle ne savait que dire et demeurait inerte ; on scrutait les attitudes et le moindre geste des victimes ; on se montrait surtout Mme de la Guyomarais dont on ignorait le nom, mais dont le visage fier et le maintien noble frappaient les esprits ; on prenait Mme de la Fonchais et Thérèse de Moëlien pour ses filles, et ce rapprochement augmentait l’intérêt. Thérèse étonnait par sa beauté et son calme ; Mme de la Fonchais, par sa résignation et son air d’extrême jeunesse : elle paraissait n’avoir pas plus de quinze ans.

Les charrettes étaient arrêtées au pied de l’échafaud et l’on vit les condamnées descendre : il y eut un moment d’attente solennel : les curieux qui, haut juchés, voyaient bien, disaient :

— Ils s’embrassent !…

Ils s’embrassaient, en effet : et si l’imagination peut suppléer au laconisme de ce seul mot laissé par les chroniqueurs, est-elle capable de se représenter l’horreur d’une telle scène ? Les mains liées qui ne peuvent s’étreindre, les lèvres qui tremblent sous un suprême appel d’énergie, les joues qui blêmissent, les yeux qui se mouillent, les mots adieu, courage ! à peine murmurés… et les aides qui se bousculent, le bourreau qui prend sa place, le panier qu’on apprête, l’ordre dans lequel on se place, les