Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/559

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mme de Sainte-Aulaire, aussi heureuse que surprise de rencontrer tant de sympathie, crut un moment que Lalligand allait lui remettre le fatal papier qu’il tenait dans sa main ; il comprit sa pensée et ne lui laissa pas longtemps cette illusion.

— Il irait de ma tête, fit-il, si je ne rapportais pas au Comité de sûreté générale les actes dont j’ai délivré les reçus en bonne forme ; mais, une fois le dépôt fait et ma décharge expédiée, je pourrais remettre la main sur les dossiers et en disposer sans me compromettre.

La suppliante, dans sa gratitude, demanda comment elle pourrait reconnaître un si grand bienfait ; cette fois, Lalligand ne laissa pas échapper l’occasion ; sans détour et sans embarras, il prit, sur la table, le papier compromettant.

— Cette pièce vaut 100 000 francs, déclara-t-il. Les membres du Comité de sûreté générale ne se contenteront pas d’un moindre prix. Je sais que votre père est riche ; mais, ce qui fera l’embarras, c’est que, si ses biens sont saisis, il ne pourra peut-être disposer d’aucune somme, et vous savez que de tels services doivent être payés comptant.

— Je suis riche moi-même, répondit Mme de Sainte-Aulaire, et je sacrifierais tout ce que je possède pour sauver la vie de mon père.

— En ce cas, reprit Lalligand, ayez bon courage, vous aurez de mes nouvelles[1].

Mme de Sainte-Aulaire quitta Lalligand en le bénissant… M. de Noyan qu’il vint interroger dans sa prison porta également sur lui un jugement favorable ; mais il était contre toutes les règles que les prisonniers de la Mancellière restassent dans la prison de Dol pendant qu’on instruisait à Paris le procès de leurs coaccusés, et tous deux furent transférés à la maison d’arrêt de Rennes. On suivait, avec anxiété, en Bretagne, la marche de la procédure contre les complices de la Rouerie ; on savait que Fouquier-Tinville avait terminé son acte d’accusation ; M. de

  1. Telle est la scène consignée dans les souvenirs du comte de Sainte-Aulaire. Nous avons trouvé, sur tous les points, sur toutes les dates même, son récit en si parfaite concordance avec les pièces officielles conservées aux Archives nationales et à la mairie de Dol, qu’on ne saurait douter de l’exactitude de ses assertions. Le comte de Sainte-Aulaire avait quinze ans en 1793 : il vivait avec sa mère dans la plus étroite communauté de sentimens : elle mourut, fort âgée ; et bien souvent elle lui a raconté son entrevue avec Lalligand. On peut donc être assuré que cet homme, éminemment intègre, — nous parlons du comte de Sainte-Aulaire, — n’a ni amplifié, ni dénaturé les faits, et sa déposition est indiscutable.