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conduite. Mais ces circonstances extérieures n’étaient que des signes, des symboles. Et, en réalité, il avait éprouvé, pour son compte, tous les sentimens d’Hamlet, tous sans exception. » Il n’y a pas jusqu’aux réflexions d’Hamlet sur Yorick qui ne soient l’expression d’un sentiment personnel. Un des meilleurs acteurs de la troupe de Shakspeare, Kemp, venait de s’engager dans une troupe rivale : et c’est pour le vexer que le poète, par la bouche de son héros, a fait l’éloge d’Yorick, désignant sous ce nom un des prédécesseurs de Kemp, le défunt Tarlton. De même encore Othello avait pour objet de flétrir Iago, et Iago n’était qu’une synthèse des ennemis du poète.

Quant aux raisons qui l’ont conduit à créer le Roi Lear, elles se ramènent à celle-ci : il a voulu nous faire savoir que, de toutes les souffrances qu’il avait endurées, les plus cruelles lui étaient venues de l’ingratitude. « Car comment douter qu’avec une nature aussi riche et aussi généreuse, il ait, à chaque pas, obligé des ingrats ? »

Si, plus tard, il a écrit Troïle et Cressida, c’est que sa maîtresse l’avait trompé ; s’il a écrit Coriolan, c’est qu’il venait de perdre sa mère ; si les héroïnes de ses dernières pièces sont des créatures charmantes, c’est qu’un nouvel amour l’avait consolé. Et lorsqu’il eut décidé de quitter le théâtre, il voulut que sa dernière pièce nous conservât son portrait : Prospero, le sage de la Tempête, n’est rien qu’un Shakspeare idéalisé.

Ai-je besoin d’ajouter que Shakspeare, en raison même de son génie, ne pouvait se dispenser d’être antireligieux ? Et en effet, il y a, dans Tout est bien qui finit bien une phrase où le Fou se moque à la fois d’un jeune puritain et d’un vieux papiste. Ai-je besoin d’ajouter qu’il ne fumait point, puisque jamais, dans toute son œuvre, il ne fait mention de tabac ? Mais je n’en finirais pas à vouloir citer tous les renseignemens qu’a découverts M. Brandes sur la vie privée et publique d’un homme dont on croyait, jusqu’à présent, ne rien connaître que les œuvres. Et j’en ai dit assez pour montrer ce qui fait la nouveauté de son William Shakspeare. Au contraire des autres critiques, qui cherchent dans la biographie des grands hommes un éclaircissement de leurs œuvres, M. Brandes a cherché dans l’œuvre de Shakspeare un éclaircissement de sa biographie. Il ne lui reste plus maintenant qu’à transporter sa méthode sur un sujet plus difficile encore et plus attirant : après nous, avoir révélé les secrets de Shakspeare, il nous doit un récit des amours, des rêves, des souffrances d’Homère.


T. DE WYZEWA.