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de Philippe Sidney. Veut-on savoir pourquoi il a écrit le Roi Jean ? C’est qu’il venait de perdre son fils, Hamnet Shakspeare, et qu’il a trouvé dans les malheurs du petit prince Arthur un prétexte à exprimer ses sentimens paternels. Le chambellan du roi Jean, comme l’on sait, annonce à l’enfant qu’il a reçu l’ordre de lui crever les yeux, et Arthur, épouvanté, lui demande grâce. « Ces supplications d’Arthur, dit M. Brandes, ce sont, dans la pensée de Shakspeare, les prières du petit Hamnet, essayant de se rattacher à la vie, ou plutôt ce sont les supplications de Shakspeare, conjurant la mort d’épargner son enfant. » Voilà, certes, qui est bien inventé ; et l’on ne saurait trop regretter que de récens travaux anglais aient rendu improbable cette touchante hypothèse, en établissant que le Roi Jean a dû être écrit un an avant la mort du petit Hamnet, Shakespeare, d’ailleurs, ne pouvait manquer d’être un père excellent ; mais il était par contre un mari médiocre, car, dans Comme il vous plaira, un des personnages déclare que les jeunes filles doivent se chercher des maris plus âgés qu’elles, et l’on n’ignore pas que l’auteur de cette comédie s’était, au contraire, marié avec une femme qui était son aînée. Comment ne pas admettre, dès lors, qu’il ait voulu se plaindre de ses déboires conjugaux ?

Mais voici qui est mieux encore. Si Shakspeare a écrit le Marchand de Venise, c’est que « son âme était, à ce moment, toute dominée par des préoccupations de gain, de propriété, de richesse ». Et cela parce que, en 1597, un document atteste qu’il s’est acheté une maison à Stratford ! Que si, dans sa pièce, il n’a point montré plus de sympathie pour Shylock, le juif persécuté, c’est parce que, d’une part, la censure, et d’autre parties préventions de son public l’en ont empêché : mais on sent que l’antisémitisme lui était odieux. Et s’il n’a point parlé d’Elisabeth, quand cette princesse est morte, c’est qu’il « avait sur elle à peu près la même opinion que celle qu’a exprimée de nos jours l’historien anglais Froude. »

Vers 1601, avec Jules César, l’œuvre de Shakspeare prit un caractère plus sombre, plus tragique qu’elle n’avait eu jusque-là. Et la cause de ce changement est aisée à saisir. Shakspeare, en effet, venait d’assister à l’échec de la conspiration tentée contre Elisabeth par Essex et Southampton, ses deux protecteurs. Son âme s’était imprégnée de tristesse : de là Jules César, « où toutes ses sympathies vont au complot des nobles contre le tyran ». « Pour ce qui est d’Hamlet, on devine que Shakspeare y a mis toute son histoire. » Certes les circonstances extérieures n’étaient pas les mêmes ; le père de Shakspeare n’avait pas été assassiné, sa mère ne s’était pas indignement