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l’auteur du livre qu’on vient de lire estime, pour sa part, que quand nous possédons d’un écrivain quarante ouvrages importans, la faute est à nous seuls si nous ne savons rien de cet écrivain. Il n’a pu manquer de mettre sa personne dans ses œuvres : à nous de l’y chercher, et de l’y trouver !


Trouver la personne de Shakspeare dans ses œuvres : telle a été l’ambition de M. Brandes ; ou, plutôt encore, démontrer l’existence de Shakspeare, réfuter les théories qui attribuent à Bacon la paternité de ses quarante ouvrages. Et il a beau ensuite écarter avec dédain l’hypothèse des baconiens : on devine pourtant que c’est elle qu’il a constamment en vue, et que tout son livre n’est qu’un long plaidoyer dirigé contre elle. Tant il est vrai que ce critique est avant tout un journaliste ! Il l’est malgré lui, ou à son insu. Mais il ne peut s’occuper même de Shakspeare sans livrer bataille à quelque adversaire.

Une des rares notes de son livre nous montre, d’ailleurs, assez ingénument la conception spéciale qu’il se fait de la critique. Il nous y raconte qu’un érudit anglais, interrogé par lui sur l’attribution à Shakspeare de la tragédie d’Henri VIII, lui a répondu que peu lui importait de connaître l’auteur d’une aussi mauvaise pièce. Et M. Brandes ajoute : « Voilà un point de vue qui n’est point celui d’un critique psychologue ! » Or c’est au point de vue d’un « critique psychologue » que lui-même, toujours, entend se placer. Les œuvres ne l’intéressent que par les renseignemens qu’il y trouve sur la personne de l’auteur. Et pour y découvrir ces renseignemens tous les moyens lui sont bons ; et pas un instant il n’admet qu’un auteur ait pu produire une œuvre sans y faire confidence de ses plus intimes secrets.

Aussi tout son livre n’est-il qu’un effort incessant pour reconstituer, d’après les œuvres de Shakspeare, le caractère et la vie du poète anglais. Voilà pourquoi, au lieu de réunir dans un jugement d’ensemble les pièces de même genre, il a tour à tour analysé séparément, à leur date, chacune des trente-six pièces : c’est que chacune devait, de gré ou de force, lui fournir quelque nouveau renseignement sur les occupations de Shakspeare, ses sentimens, l’état d’âme où il se trouvait à la date en question. Et il faut voir avec quel entrain vraiment stupéfiant il a fait jaillir de terre, en l’absence complète de tout document positif, non seulement un portrait en pied de William Shakspeare, mais encore un récit minutieux de ses moindres actions.

Veut-on savoir, par exemple, pourquoi Shakspeare, dans le Songe d’une nuit d’été, a écrit sa fameuse allégorie de Cupidon entre la Lune et la Terre ? C’est qu’il a voulu flatter la reine Elisabeth, et cela afin qu’elle consentît à approuver le mariage secret d’Essex avec la veuve