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de plus en plus paradoxale la conception d’un art réservé à l’élite. Il n’y a plus, à proprement parler, parmi nous de classes privilégiées et on peut prévoir le moment où les derniers des oisifs auront disparu, faute de pouvoir subsister. Le nombre de ceux qui arrivent à la vie intellectuelle va sans cesse grandissant, et dans une société où tout le monde lit, c’est une conséquence nécessaire que l’écrivain s’adresse à tout le monde. D’autre part nous voyons les barrières s’abaisser entre les peuples, les échanges d’idées se multiplier grâce à la facilité des communications, et peu à peu se former une grande littérature internationale. Qu’il le veuille ou non, l’écrivain d’aujourd’hui se trouve en présence, non plus d’une aristocratie locale, mais d’un immense public venu de tous les points de la société, comme de tous les coins du globe, et, pour tout dire, en présence d’une foule. Qu’il s’adresse donc à la foule ! Seulement, au lieu que ce soit pour la suivre et pour la flatter dans ses instincts les plus bas, il faut que ce soit pour dégager d’elle ce qu’il y a de meilleur en elle, pour y éveiller les sources latentes de l’enthousiasme, pour la convier au culte d’un idéal dont l’art devient en quelque manière l’unique dépositaire. A mesure que les influences religieuse, traditionnelle, familiale diminuent, et tandis que la transformation sociale s’opère surtout sous la poussée des intérêts matériels, le rôle de l’art grandit et redevient analogue à ce qu’il était dans les époques primitives, c’est d’être l’interprète des aspirations les plus relevées de notre nature. C’est ainsi que se pose aujourd’hui la question et ce n’est pour la littérature rien de moins qu’une question de vie ou de mort. Ou elle continuera d’être le frivole passe-temps destiné à amuser une décadence, et elle aura tôt fait de périr d’épuisement. Ou elle comprendra la mission qu’il lui appartient de remplir, — c’est d’être pour la foule des âmes sans guide un moyen de s’unir et de s’élever.


RENE DOUMIC