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que c’est que la vérité, qui est la conformité à la définition ; nous savons encore, quoique plus confusément, ce qu’est une action bonne. Mais on parle de beauté, et l’on ne s’entend pas. Non seulement les esthéticiens diffèrent d’avis, mais leurs définitions sont aussi vagues qu’elles sont d’ailleurs ambitieuses. Les uns y veulent découvrir on ne sait quel principe absolu, surnaturel et quasiment divin ; les autres la réduisent à la plus fragile et à la plus pauvre des notions : celle du plaisir. C’est ici un admirable exemple de psittacisme : on répète le mot et on n’y enferme aucun sens. On élève un autel à la divinité inconnue. On s’agenouille devant le tabernacle vide. — Aussi, laissant de côté toute notion métaphysique, et afin de s’avancer sur un terrain solide, Tolstoï élimine de la définition de l’art l’idée abstraite de beauté ; et c’est ce qu’il y a, dans cette définition, de nouveau et de hardi. Au lieu de hausser l’art, ou de le reléguer dans une sphère d’exception, en dehors de toutes les conditions de la vie humaine, il en fait une des formes de notre activité, soutenant avec toutes les autres d’intimes rapports. L’art est un moyen de communication entre les hommes, et c’est un moyen d’union. « Evoquer en soi-même un sentiment déjà éprouvé, et, l’ayant évoqué, le communiquer à autrui, par le moyen de mouvemens, de lignes, de couleurs, de sons, d’images verbales, tel est l’objet propre de l’art. L’art est une forme de l’activité humaine, consistant pour un homme à transmettre à autrui ses sentimens, consciemment et volontairement, par le moyen de certains signes extérieurs… L’art est un moyen d’union parmi les hommes, les rassemblant dans un même sentiment, et par-là, indispensable pour la vie de l’humanité et pour son progrès dans la voie du bonheur. » L’art est un langage ; ce qui le distingue d’avec la parole, c’est que par la parole l’homme transmet ses pensées, par l’art ses sentimens et ses émotions.

Avant de montrer ce qu’il y a, dans cette définition, de bienfaisant et d’opportun, nous ne pouvons nous dispenser d’y signaler de graves lacunes. Elles nous sont suffisamment révélées par certaines admissions et exclusions pareillement surprenantes et pareillement arbitraires, auxquelles se livre Tolstoï. Venant à citer quelques-unes des œuvres qu’il admettrait — à la rigueur — dans sa cité artistique, il énumère Don Quichotte, les comédies de Molière, les romans de Dickens, et ceux de Dumas père. Ailleurs se posant à lui-même la question de savoir si la neuvième symphonie de Beethoven ne relève pas de la catégorie du mauvais art, « sans aucun doute, répond-il. Tout ce que j’ai écrit, je l’ai écrit seulement pour arriver à établir un