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conceptions qui sont celles d’un moderne dilettante. Il s’est fait une âme pareille à celle des simples dont il rêve d’améliorer la condition. Ou, si l’on veut, le vernis de civilisation ayant craqué, c’est le fond de barbarie qu’on a vu affleurer dans cette âme de Slave. Le paysan du Danube ne penserait pas autrement, si on le conduisait à Bayreuth.

L’exemple du théâtre n’est que le plus significatif. Mais que de livres s’impriment qui témoignent d’une égale déformation intellectuelle ! Il ne se passe pas de jour qu’il ne paraisse au moins un roman. Pour écrire ce roman, un homme, qui d’ailleurs ne manque peut-être ni de cœur, ni d’esprit, s’est mis à la torture, a dépensé sa peine et son temps. D’autres hommes ont rassemblé les caractères, les ont imprimés sur le papier, ont cousu les feuillets. A quoi tous ces efforts ont-ils abouti ? et le résultat, quand on y songe, n’est-il pas dérisoire ? Que de toiles gâtées par les couleurs dont on les a couvertes ! C’est par milliers qu’on compte les peintres en Europe. Dans ce débordement de choses peintes c’est à peine si deux ou trois, qu’encore ne saurait-on désigner, vaudront d’être épargnées par le temps. L’invasion des musiciens n’est pas moins formidable ; et la musique n’a presque point de part dans ce déluge de notes dont nous sommes inondés. Si encore cette profusion artistique n’était qu’inutile, et si tant de prétendus chefs-d’œuvre se bornaient à être non avenus ! Mais le plus souvent l’art, tel qu’il se pratique aujourd’hui, est dangereux ; sous des formes plus ou moins grossières, la peinture et la musique, la poésie, le roman, le théâtre contiennent de perpétuelles excitations à la sensualité. Les choses en sont au point et les idées sont si parfaitement faussées que, si par hasard, ce qui au surplus arrive rarement, un moraliste s’inquiète et réclame au nom de l’honnêteté, c’est sa protestation qui fait scandale. On se demande d’où sort ce gêneur et on le reconduit sous les huées. C’est un dogme admis entre artistes et amateurs, que le point de vue de la morale ne doit pas être reçu en esthétique. Tantôt on prétend que la beauté purifie tout, et tantôt on tombe d’accord qu’elle ne purifie rien ; mais peu importe : nulle considération ne saurait prévaloir contre elle. — Telle est la série de constatations et de déductions par laquelle Tolstoï est amené à rechercher en quoi consiste cette idée de la beauté dont on fait le fondement de l’art, et au pouvoir mystique de laquelle on sacrifie quelques-uns des principes mêmes de l’ordre social.

Or, à mesure qu’il essaie de saisir cette idée de beauté il s’aperçoit qu’elle lui échappe, et plus il s’efforce de la serrer de près, plus il se rend compte qu’entre toutes les notions c’est la plus décevante. Car on l’associe parfois aux notions de vérité et de bonté. Et nous savons ce