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il voudrait non pas le tuer mais le vivifier. Il est clair que sur un pareil sujet les réclamations et le témoignage d’un Tolstoï ont une incomparable autorité ; d’avoir écrit jadis la Guerre et la Paix et Anna Karénine, cela donne des titres à parler de littérature avec quelque compétence. Ajoutons que ce livre auquel Tolstoï songe depuis quinze ans, ou depuis toujours, est le résumé d’un long travail de réflexion, que l’auteur y fait preuve d’autant de verve satirique que de vigueur de pensée, qu’on y sent circuler à travers toutes les pages l’enthousiasme d’une pensée profondément religieuse et dominée par l’idéal de l’universelle fraternité. C’est plus qu’il n’en faut pour expliquer que les idées de Tolstoï sur l’art dussent avoir à travers tout le monde lettré un grand retentissement.

Ce qui frappe d’abord, c’est de voir comment Tolstoï a mis en lumière ce qu’il y a de factice et de violemment artificiel dans l’art tel qu’il se pratique aujourd’hui. Nous autres, asservis à notre tâche quotidienne et confinés dans notre besogne professionnelle, nous sommes devenus incapables d’y faire attention. Notre goût s’est imprégné de l’atmosphère que nous respirons. L’habitude a émoussé chez nous les facultés de l’étonnement. Depuis que nous allons au théâtre, et que nous y prenons du plaisir, nous nous sommes faits à ne plus remarquer l’absurdité de tant de conventions que nous y acceptons docilement. Même il nous arrive, dans ce pays de l’invraisemblable et du faux, de parler de la vérité et de la vie. Mais supposez qu’un flot de jour, inondant subitement la salle, nous révèle l’extravagance des sentimens, la bizarrerie des attitudes, l’étrangeté des sons, la misère des oripeaux, des décors en carton peint, des accessoires en papier doré ! Ou supposez qu’un spectateur à l’esprit neuf et point encore initié aux mystères du temple s’y trouve tout d’un coup transporté. Son impression sera celle qu’éprouva Tolstoï un jour qu’on s’avisa de le mener entendre un opéra moderne. « Un roi indien désirait se marier ; on lui amenait une fiancée ; il se déguisait en ménestrel ; la fiancée s’éprenait du ménestrel, en était désespérée, mais finissait par découvrir que le ménestrel était le roi son fiancé ; et chacun manifestait une joie délirante. Jamais il n’y a eu, jamais il n’y aura d’Indiens de cette espèce… Jamais dans la vie, les hommes ne parlent en récitatifs, jamais ils ne se placent à des distances régulières et n’agitent leurs bras en cadence pour exprimer leurs émotions ; jamais ils ne marchent par couples, en chaussons, avec des hallebardes d’étain… » Ce sont des réflexions de Huron. Sous l’influence de ses préoccupations de réformateur, Tolstoï est devenu aussi étranger que possible aux